Entretien avec Henri Stephanou sur la programmation comme forme de connaissance
Henri Stephanou est docteur en philosophie de l’université Paris
Pourriez-vous vous présenter et retracer votre parcours ?
J’ai 53 ans. Ancien élève de l'École polytechnique (diplômé en 1992) j'ai, par intérêt pour la philosophie, intégré également l'École normale supérieure de la rue d’Ulm (1994) et passé l'agrégation de philosophie (1996). Revenant à un parcours plus classique de polytechnicien, j'ai ensuite mené une carrière en entreprise, dans le conseil, puis dans l'industrie.
Depuis 2017, je suis revenu à mi-temps à la philosophie, ma vraie passion. Je voulais en particulier m’interroger sur les transformations qu'occasionne l’informatique dans le monde économique et social, et que j'avais observées pratiquement, et avec beaucoup de perplexité, depuis mes différents postes en entreprise. Je me demandais comment des bases techniques aussi simples – des suites de 0 et 1 – pouvaient être mobilisées pour représenter la richesse et la complexité du monde humain jusqu’à le transformer et, dans bien des cas, le restructurer de part en part. J’ai choisi la forme du doctorat parce que je souhaitais développer une réflexion académiquement informée – je me doutais que bien des personnes avaient déjà proposé des réponses
L'autre partie de mon temps est consacrée à une petite activité de conseiller indépendant de petites entreprises. Cela me permet d’être flexible sur mon emploi du temps.
Dans un de vos articles vous parlez de la « bonne vieille IA », est-ce à dire qu’il y a plusieurs générations d’intelligence artificielle ?
Oui, bien sûr, on parle également des nombreux «
Dans mon article sur la «
Attention, ce n’était pas la technologie qui était désuète, au contraire, les moteurs de règles restent le socle de très nombreuses applications d’entreprise malgré l’évolution des capacités de calcul. On ne tente certes plus de les appliquer à des problèmes logiques ou de traitement du langage, mais ils se montrent d’une efficacité redoutable pour gérer des situations complexes qui présentent de très nombreux cas de figures, des exceptions, des conjonctions d’exceptions, des exceptions aux exceptions… C’est par exemple très utile dans la gestion de la logistique ou de la facturation. Bien sûr on n’appelle plus cela de l’intelligence artificielle, mais ce que font ces systèmes va bien au-delà de ce que pourrait faire le moindre humain, par exemple inspecter une centaine de règles pour savoir quel taux de TVA appliquer, ou à quelle usine adresser telle commande de production. Ce qui est devenu désuet, c’est bien l’idée qu’une telle technologie pourrait ressembler le moins du monde à l’intelligence humaine.
Vous avez récemment soutenu une thèse « Raisonner avec les machines : La programmation des ordinateurs est-elle une forme de connaissance ? » sous la direction de Pierre Wagner, pourriez-vous nous donner les principales analyses, pistes de recherche et vos conclusions ?
C’est une grosse question! Mais, pour le dire le plus simplement possible, ma thèse vise à montrer que ce que l’on appelle globalement la «
Programmer est ainsi une certaine manière de résoudre des problèmes, qui consiste à insérer des machines dans des situations soigneusement décrites par avance selon des systèmes de signification prédéterminés afin d’y exécuter une séquence de règles – telle que la démonstration automatique d’un théorème au sein d’une théorie axiomatique, une fabrication industrielle au sein d’un système de production, ou une procédure administrative au sein d’un système bureaucratique. En d’autres termes, l’informatique n’est effective à transformer notre monde humain que dans la mesure où celui-ci se prête par avance à une description et à une reconfiguration systématiques. Mon travail montre que cette possibilité n’est devenue apparente que progressivement, et qu’elle résulte d’une réforme de l’investigation rationnelle, qui se met en place à partir des Temps modernes. C’est dans ce cadre que l’idée de machine devient pleinement concevable, comme lieu d’exécution exacte de systèmes de règles. En apparence rigide et limité, ce concept ne cesse, depuis le début du XXe siècle, de montrer son étonnante flexibilité par sa capacité à reproduire les procédures humaines les plus complexes.
Cette perspective éclaire les succès récents de l’IA en montrant sa continuité avec les vagues précédentes de la révolution numérique. En effet l’IA désigne une machine qui a été préconfigurée avec un algorithme d’apprentissage, par exemple un réseau de neurones. En tant que telle, avant que l’apprentissage ait lieu, c’est une machine incomplète comme un ordinateur sans programme. Sa programmation consiste dans l’apprentissage lui-même, qui va lui fournir des quantité énormes de données afin que l’algorithme se configure d’une certaine manière, qui réponde à nos attentes. On croit souvent qu’il y a une distinction rigide entre programmes et données ; il n’en est rien ; une touche que vous frappez sur votre clavier est une instruction pour l’ordinateur.
Pourriez-vous nous expliquer votre vision du concept de « pensée mécanique » ? Est-ce qu’il peut s’appliquer à la pensée humaine ?
Oui, bien que je parlerais plutôt de pensée systématique, qui est une forme de pensée humaine. Les machines ne pensent pas (ou plutôt, comme il s’agit d’une question controversée, qui dépend de ce qu’on appelle «
La généralisation de l’usage de l’intelligence artificielle constitue-t-elle une menace ou un atout pour les métiers liés à la programmation ?
C’est indiscutablement un atout, car cela va rendre ces métiers plus intéressants, en les libérant du labeur scolastique auquel ils étaient astreints (se rappeler la syntaxe de tel langage, le nom de telle instruction, sa localisation dans telle ou telle bibliothèque de fonctions, etc.) et les rapprocher de leur fonction essentielle qui est de résoudre systématiquement des problèmes. En même temps, il est également indéniable que l’IA va apporter son propre lot de contraintes, c’est-à-dire des nouvelles formes d’erreur, sans doute plus subtiles et plus difficiles à corriger, avec les dangers que cela comporte. Le risque essentiel que présente une machine pour la société, c’est son obsolescence, c’est-à-dire son fonctionnement qui n’est plus adapté aux besoins de la situation. Il est très difficile de corriger l’obsolescence, et souvent encore plus difficile de «
La machine peut-elle dépasser le « décrochage réflexif symbolique » ?
C’est une expression que j’ai utilisée lors de ma présentation sur «