Isabelle Vincenti - Maxppp
Hommage

Hommage à Mirelle Delmas-Marty et extraits de sa pensée sur le numérique

Éminente juriste et universitaire française, Mireille Delmas-Marty est décédée samedi 12 février à l’âge de 80 ans. C’est avec beaucoup d’émotion et de tristesse que la communauté de Paris 1 Panthéon-Sorbonne lui a rendu hommage. Nous avons compilé ci-dessous des extraits de sa pensée sur le numérique.

Hommage officiel de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne 

Professeure au Collège de France de 2002 à 2012 et membre de l'Académie des sciences morales et politiques depuis 2007, Mireille Delmas-Marty a enseigné à Paris 1 Panthéon-Sorbonne de 1990 à 2002 et y a fondé l’Institut des sciences juridiques et philosophie de la Sorbonne (ISJPS) en 1997. Mireille Delmas-Marty était docteure honoris causa de huit universités dans le monde.

“Le nom de cette juriste exceptionnelle restera à jamais attaché à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne où elle fut professeure de 1990 à 2002” déclare Christine Neau-Leduc, présidente de l’université.

Au cours de sa vie, elle a pu enseigner dans de nombreuses universités étrangères telles que les universités de Bangui (en 1978), de Sao Paolo (en 1980), de Maracaïbo, de Montréal (en 1983), de Bruxelles (en 1997) et de Florence (Académie de droit européen en 1997 et Institut universitaire européen en 2001-2002). Elle a également été professeure invitée à l'université de Cambridge en 1998.

Membre du Comité consultatif national d'éthique de 2003 à 2008, élue à l'Académie des sciences morales et politiques au fauteuil numéro 1 de la section “morale et sociologie”, où elle avait succédé à Jean Cazeneuve en 2007, nommée à la Haute autorité du Parti socialiste pour l'organisation des primaires en 2011, Mireille Delmas-Marty a eu une vie remplie d'expériences et d’opportunités qu’elle a su saisir à force de travail et d’engagement. Fervente défenseuse des droits de l’homme, au cours de sa carrière, Mireille Delmas-Marty défendait le concept de “souveraineté solidaire”. Par ce concept, elle a remis en cause la notion de bien commun en cherchant à l’élargir au-delà des frontières et en mettant en avant la nécessité que la protection des biens communs soit universelle et non cantonnée à la protection exclusive des intérêts nationaux.

1971 marque la parution de son premier ouvrage intitulé Le mariage et le divorce aux éditions Presses universitaires de France (PUF). Elle publiera ensuite près de 20 ouvrages individuels et participera à de nombreux autres ouvrages collectifs. Son dernier livre en date s’intitule Sur les chemins d'un jus communeuniversalisable, paru en 2021 aux éditions Mare & Martin et rédigé en commun avec Kathia Martin-Chenut et Camila Perruso. Globalement, ses travaux portaient sur l'internationalisation du droit, notamment des droits de la personne, des droits économiques, sociaux et environnementaux. Du fait de tout ce qu’elle a pu produire au cours de sa vie, Mireille Delmas-Marty restera à jamais une universitaire et juriste de renom.

Compilation de la pensée de Mireille Delmas sur le numérique et l’intelligence artificielle à travers des extraits choisis 

- Extrait d’un entretien du Grand Continent "Dans la spirale des humanismes, une conversation entre Mireille Delmas-Marty et Olivier Abel" (16 janvier 2021)

(Il faut) faire “le choix de la liberté et de la responsabilité, donc de ce qu’on pourrait nommer un  humanisme de l’Indétermination, qui conditionne notre créativité et notre responsabilité. C’est un choix difficile car il implique de renoncer à ce que vous nommez « surprotection », celle dont profite une petite partie de l’humanité, améliorée physiquement par les biotechnologies et augmentée dans ses capacités cognitives par l’intelligence artificielle. S’il répond au récit-catastrophe de l’effondrement, par l’aventure de la mondialité plutôt que par le récit-programme chinois des « Nouvelles routes de la soie », ce choix nous « déprotège », pour reprendre votre néologisme, chacun de nous devant renoncer à des excès auxquels le « productivisme-consumérisme » nous a habitués. En croisant les millions de données individuelles accumulées par les réseaux sociaux et les milliards de conversations enregistrées par les agences de renseignements, les démocraties se transforment déjà en un totalitarisme doux, d’autant plus redoutable qu’il exploite notre désir illimité d’avoir accès à tout, tout le temps, sans attendre : « obéissant à des pulsions narcissiques plus puissantes encore que le sexe ou la nourriture, nous passons d’une plate-forme et d’un appareil numérique à un autre, comme un rat de la boîte de Skinner qui, en appuyant sur des leviers, cherche désespérément à être toujours plus stimulé et satisfait »”. 

- Extrait de l’article "Entre pot au noir et pilotage automatique, le droit peut-il nous guider vers une mondialité apaisée ?" - Etude par Mireille Delmas-Marty, membre de l'Institut, professeur émérite au Collège de France”, La Semaine Juridique Edition Générale n° 14, 2 Avril 2018, doctr. 403. 

Reste la possibilité que toutes les normativités soient absorbées par une mutation beaucoup plus profonde et radicale venue des technologies numériques et de l'émergence d'un modèle coopératif nouveau, de structure purement horizontale, qui impose sa propre normativité. Parfois décrite comme un « mode coopératif maillé dans les systèmes organisés aux dépends du mode hiérarchique » , la société digitale ou « hyper numérique » se distingue des structures linéaires et pyramidales, mais aussi des réseaux organisés en arbre ou en étoile. Les réseaux « maillés », qui utilisent les données massives (big data) accumulées par la « révolution » numérique, ont en effet vocation à coopérer, comme les villes ou les objets dits intelligents, sans qu'une programmation préalable soit nécessaire, car la coopération est inscrite dans les rétroactions du système lui-même. À terme les objectifs ne seraient plus définis d'avance mais naîtraient en quelque sorte automatiquement des interactions entre systèmes, humains et techniques. Naîtrait alors le risque, en transformant l'esprit de coopération en coopération sans esprit, de la déshumanisation par la perte du souffle donc du sens. Le gouvernail en mode automatique permet de tenir le cap mais pas de choisir la route. Remplaçant à la fois le pilote et le capitaine, il finirait par diluer toutes les autres normativités. En conclusion, il reste à espérer que la recomposition ira plus vite que la décomposition de l'ordre existant, qui entraînerait la dilution du droit, voire sa dissolution, dans le vaste océan de la mondialisation. Une véritable course de vitesse est désormais engagée avec un droit commun qui associerait la règle, interactive et évolutive, et l'esprit de la règle, humaniste et pluraliste. Mise en œuvre dans le cadre d'une gouvernance partagée entre les acteurs selon le triangle « savoirs, vouloirs et pouvoirs », cette grammaire idéale transformerait-elle la mondialisation des prédateurs en un récit nouveau, qui reste à écrire, celui d'une mondialité apaisée ? Tel est en tout cas le pari d'un droit commun « universalisable ».”  

- Extrait du cours : Vers une communauté de valeurs ? - Les droits fondamentaux, "Etudes juridiques comparatives et internationalisation du droit" par Mireille Delmas-Marty, Collège de France, 2007.

"Pour résoudre les questions pratiques liées aux possibilités, nouvelles ou renouvelées, de sélection d’être humains par eugénisme, ou de production d’êtres humains par clonage, voire de fabrication d’êtres quasi humains (robots « humanoïdes »), on retrouve les difficultés que nous avions rencontrées à propos du crime contre l’humanité. Et la réponse proposée semble transposable, consistant à définir l’humanité-valeur (formée selon deux processus de différentiation et d’intégration) par une double composante: la singularité de chaque être humain et son égale appartenance à la même communauté.

En somme, le refus de la déshumanisation comme celui de la fabrication d’être humains s’inscriraient au confluent de l’hominisation autour d’une seule espèce et de la différenciation des cultures qui caractérise l’humanisation.

Encore faut-il réussir à temps cette synthèse entre hominisation et humanisation qui commanderait l’universalisme du couple « humain/inhumain ». A défaut d’y parvenir, Henri Atlan nous annonce déjà que « le débat sur le clonage repartira de plus belle quand l’ectogénèse humaine [c’est-à-dire la gestation extracorporelle, dans un utérus artificiel] sera devenue possible ». Il explique que l’implantation dans un utérus naturel reste « un repère en même temps qu’un verrou, permettant de contrôler les techniques et d’empêcher l’application éventuelle à l’espèce humaine de reproductions non sexuées, telles que le clonage ou la parthénogénèse » ; or ce verrou, « à la fois technique et symbolique », risque de disparaître, annonce-t-il, dès lors que l’ectogénèse sera devenue une pratique familière -sinon familiale ! - adoptée par une proportion non négligeable de femmes ».

Un autre verrou risque de disparaître avec les nouveaux développements technologiques qui nous annoncent déjà, avec « l’homme artificiel », la possibilité d’hybrides de vivants et de machines. Il y aurait donc urgence à se mettre d’accord sur le couple « humain/inhumain ».


Mais la synthèse que nous suggérons semble remettre en cause un humanisme qui était traditionnellement conçu comme un dualisme qui sépare nature /culture ( y compris les technologies). Du même coup, elle fait surgir d’autres interrogations, sur la place de l’humain confronté, non plus à l’inhumain, mais au non humain.

Le couple Humain / non humain

L’une des questions les plus obscures que posent les droits « de l’homme », dans leur prétention à l’universel, est de savoir où situer l’humain par rapport au non humain, qu’il renvoie à l’animal ou à la nature.

C’est une conception séparatiste, à la fois dualiste et anthropocentrique, qui a finalement émergé et s’est stabilisée en Europe au cours des derniers siècles. Philippe Descola la nomme « naturaliste » et la distingue de trois autres conceptions du couple humain / non humain en ce qu’elle considère les humains comme « les seuls à posséder le privilège de l’intériorité tout en se rattachant au continuum des non-humains par leurs caractéristiques matérielles».

Dans le champ juridique, ce modèle semble avoir inspiré le droit international, conduisant à déclarer universel l’irréductible humain (art. 1 DUDH proclamant l’égale dignité de tous les êtres humains). Pourtant tout se passe comme si le droit était à présent en première ligne pour remettre en cause les certitudes du naturalisme. Sous l’effet conjugué des découvertes scientifiques et des innovations technologiques, la résistance des courants écologiques se radicalise. Les certitudes qui nourrissaient cet humanisme juridique de séparation sont en effet ébranlées par une évolution qui suggère un renouvellement de l’humanisme juridique.

L’ébranlement des certitudes humanistes pourrait conduire à l’éclatement car il tient à deux mouvements apparemment contradictoires. D’une part la notion même d’humanisme juridique serait affaiblie, voire menacée, par l’adoption d’une Déclaration des droits de l’animal (adoptée lors d’une conférence à l’Unesco en1978, mod. 1989) qui semble calquer ces droits sur les droits de l’homme. Il est en effet affirmé dès le préambule que « tout être vivant possède des droits naturels et que tout animal doté d’un système nerveux possède des droits particuliers » et l’article 8 va jusqu’à définir comme « génocide » tout acte « compromettant la survie d’une espèce sauvage et toute décision conduisant à un tel acte ».

Mais d’autre part l’humanité, élargie aux générations futures, se trouverait renforcée dans ses prérogatives, comme titulaire d’un patrimoine : on se souvient en effet que la notion de « patrimoine commun de l’humanité », apparue lors d’une conférence sur le droit de la mer, fut inscrite dans plusieurs conventions internationales pour désigner certains espaces naturels tels que la lune et autres corps célestes (convention 1979), ou encore le fond des mers et des océans (convention 1982).

Ecartelé entre la personnification de l’animal et la patrimonialisation de la nature, le non humain ne se séparerait plus aussi nettement de l’humain dans cette nouvelle conception du monde qui semble privilégier un monisme centré sur l’homme. Mais ce n’est sans doute qu’un modèle transitoire car aucun de ces deux mouvements n’est encore stabilisé.

Par ses excès mêmes, un tel ébranlement pourrait annoncer une recomposition des valeurs conduisant vers un humanisme juridique d’un type nouveau qui ne reprend aucun des quatre modèles, mais esquisse une sorte de synthèse entre eux. Le droit maintient en effet une distinction entre l’humain et le non humain, donc un certain dualisme, mais ce dualisme est atténué par une relation qui semble progressivement se dégager de l’anthropocentrisme, qu’il s’agisse de l’animal, perçu comme un être sensible qui ne serait assimilable ni à une personne physique, ni à une chose, ou de la nature, considérée non pas comme patrimoine mais plutôt comme bien commun.

Philippe Descola, suggérait la voie d’un « universalisme relatif », au sens propre, c’est-à-dire se rapportant à une relation. C’est cette hypothèse que je voudrais transposer dans le champ juridique et explorer comme évolution possible d’un humanisme juridique « de mise en relation », qui construirait la relation de l’humain à l’animal, et plus largement à la nature, échappant ainsi à la fois au dualisme qui maintient une stricte opposition entre l’humain et le non humain et au monisme qui marque une continuité sans doute excessive.

Plus l’on s’interroge sur la nature juridique de l’animal, plus le choix binaire entre le dualisme (l’animal est une chose qui n’a rien à voir avec l’homme) et le monisme (l’animal est une personne assimilable à l’homme) paraît inadapté pour rendre compte d’une évolution qui maintient une séparation entre l’humain et le non humain, mais organise leur relation. C’est ainsi que les promoteurs de la charte constitutionnelle française de 2005 sur l’environnement, rappelant qu’elle avait été conçue « pour l’homme et non pour la nature elle-même », ont tenu à qualifier leur démarche d’écologie humaniste. Il reste à savoir quelle signification donner à cette formule d’apparence consensuelle. Certains commentateurs y voient la confirmation d’un humanisme centré sur l’homme. Toutefois le préambule souligne aussi « que l’homme exerce une influence croissante sur les conditions de la vie et sur sa propre évolution » et que « la diversité biologique, l’épanouissement de la personne et le progrès des sociétés humaines sont affectés par certains modes de consommation ou de production et par l’exploitation excessive des ressources naturelles ». Il en résulte que « les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins ». D’où l’énonciation, rare en matière constitutionnelle, exprimée sous la forme d’un devoir : « toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement » (art. 2). Quelles que soient les doutes sur la portée pratique de ce dispositif, il ouvre la voie à une protection plus autonome, que viennent d’ailleurs renforcer les articles 3 (devoir de prévention) et 5 (le fameux principe dit de précaution, alors qu’il incite plutôt à l’anticipation).

Peut-être arrivons-nous ici aux limites des possibilités offertes par le concept de droits « de l’homme ». Ce qui devrait inciter les juristes à concevoir une relation d’un type nouveau entre l’humain et le non humain, afin de mettre le droit au service de la relation entre les humains et les autres espèces vivantes, plutôt qu’au seul service du bon fonctionnement de la société humaine. La voie plus radicale consisterait à faire de la diversité biologique un sujet de droit à part entière et de reconnaître ainsi la valeur intrinsèque du vivant non humain (cf Constitution de la Confédération suisse).

Mais cette valeur intrinsèque me semble un leurre dès lors qu’on ne peut la définir et la défendre sans passer par l’homme. Pour imaginer ce qu’il nomme « le parlement des choses », Bruno Latour, empruntant à la fois aux modernes (la séparation de la nature et de la société), aux prémodernes (la non séparabilité des choses et des signes), et aux postmodernes (la dénaturalisation), s’oriente vers une autre voie, celle d’un « humanisme redistribué» où l’humain deviendrait médiateur.

J’y vois une invitation à dépasser l’asymétrie du rapport juridique, qu’il s’agisse d’un droit de l’humain sur le non humain ou de l’inverse, de sorte que, dans sa relation au non humain, l’humanisme abandonne la forme bilatérale d’un droit pour celle unilatérale d’un « devoir ». Le changement est déjà inscrit dans de nombreux textes, qu’il s’agisse des animaux ou de la nature ; mais il ne suffit pas à définir un régime juridique. Pour y parvenir, nous tenterons d’explorer les possibilités offertes par cet étrange concept de « bien mondial », qui renvoie simultanément à l’économie (bien collectif), à la politique (bien public) et à l’éthique (bien commun), et pourrait contribuer, par son ambiguïté même, à la formation de valeurs universelles."

https://www.college-de-france.fr/media/mireille-delmas-marty/UPL27270_6_Activit_s_2007_2008_v3.pdf