Entretien avec le Préfet Renaud Vedel sur la stratégie nationale pour l'IA

Portrait de Renaud Vedel
Texte

Le préfet Renaud Vedel est engagé depuis 2018 au service de la Stratégie nationale de la France pour l'IA. Il a été d'abord coordinateur au niveau ministériel au sein du ministère de l'Intérieur, avant d’être nommé coordonnateur de la Stratégie nationale pour l’IA en mars 2020, par lettre de mission du Premier ministre. Nous l’avons interrogé sur la stratégie nationale sur l’IA, mais également sur la place et l’engagement de la France au niveau européen et mondial.

Les circonstances de la création de la Stratégie nationale sur l’IA

Renaud Vedel : Durant longtemps, les technologies d’intelligence artificielle ont buté sur le traitement de certains signaux qui ne peut intervenir qu’en grande dimension : comme l’image, la parole, l'écriture ou encore le mouvement. Depuis le renouveau du paradigme de l’IA connexioniste, des résultats inédits sont intervenus conduisant à une diffusion rapide des méthodes d’IA. Depuis le milieu des années 2010, tous les pays technologiquement avancés ont développé des stratégies d'intelligence artificielle. L’intelligence artificielle s’est inscrite dans un mouvement international dans la mesure où les pays ont souhaité tirer un parti scientifique et un profit économique des applications de ces nouvelles technologies qui ont pour caractéristique de s'adapter à beaucoup de secteurs.

La stratégie française pour l'intelligence artificielle décline la vision portée par la mission Villani dont le rapport “Donner un sens à l'intelligence artificielle" a été remis au Président de la République en mars 2018. La stratégie nationale pour l’intelligence artificielle a jeté les bases d’une structuration de long terme de l’écosystème d’IA, à tous les stades du développement technologique : recherche, développements et innovations, applicatifs, mise sur le marché et diffusion intersectorielle, encadrement du déploiement. Il s’agit de faire en sorte que la France soit au rendez-vous de ces technologies.

D’une part, cela implique de former une nouvelle génération de chercheurs et d’experts en IA. Cependant, personne au-dessus de 35 ans n’a bénéficié d’une formation initiale et pratique aux dernières évolutions de ces technologies qui ont encore moins d’une décennie et il faut donc de plus en plus compter sur la formation tout au long de la vie. On sait que ces technologies reposent massivement sur des compétences mathématiques et informatique, dans laquelle la France produit de bons experts. La France a moins d'aisance que d’autres pays à produire des profils intermédiaires en nombre suffisant, tant pour assister les experts, piloter les systèmes tout au long de leur cycle de vie, faire du génie logiciel et répondre à l’enjeu de diffusion massive, dans lequel la réplication et l’adaptation sont clés.

D’autre part, il faut favoriser la diffusion de ces technologies. Cela implique de créer des centres d’excellence et de soutenir des niches de différenciation économique française en IA. À cet égard, la France peine parfois à développer suffisamment rapidement des modèles d’affaires déployant des systèmes d'intelligence artificielle, or, l’IA reste une sous-discipline numérique. La prime au premier entrant sur le marché et parfois l’effet écosystème / réseau jouent fortement. S’ajoutent à cela des domaines prioritaires identifiés par le rapport Villani : la santé, le transport ainsi que la défense et la sécurité.

Les actions mises en œuvre depuis votre nomination

Renaud Vedel : Près de deux ans après ma nomination en tant que coordonnateur national pour l’intelligence artificielle la première phase de la Stratégie nationale pour l’IA s’est achevée. Initialement dotée de près de 1,5 milliard d’euros sur la période 2018-2022, celle-ci a voulu améliorer l'attractivité de l’IA pour éviter une fuite de cerveaux et attirer les talents étrangers. Ce qui reste difficile dans le domaine de la recherche au regard du niveau d’incitation salariale. En somme, la Stratégie nationale pour l’IA peut se résumer en deux mots : attractivité et rétention.

Comment ? En favorisant la création et le développement d’un réseau d'instituts interdisciplinaires d’intelligence artificielle, le financement de chaires d’excellence en IA, le financement de programmes doctoraux et l’investissement dans les capacités de calcul de la recherche publique, à l’image du supercalculateur Jean Zay. Ainsi, depuis 2018, cette phase a fortement misé sur le renforcement des capacités de recherche. On recense 81 laboratoires d’IA en France en 2021. Ce qui positionne la France comme le pays européen avec le plus grand nombre de laboratoires mais, le critère de taille critique et d’impact international doit aussi être pris en compte. Par ailleurs, depuis 2020, on s'aperçoit d’un décollage des formations en IA selon la BPI France, mais les besoins croissent tout aussi vite.

Les principaux domaines stratégiques de l’IA pour la France

Renaud Vedel : Nous avons encore un long chemin. C’est la raison pour laquelle on doit prendre des positions sur des segments prometteurs. Ceux qui se développent avec l'internet des objets et la 5G ont été identifiés comme prioritaires, de même que l’IA embarquée et décentralisée. Effectivement, dans l’IA embarquée, il n’y a encore de domination mondiale incontestée et incontestable des grands acteurs. Et l’Europe est une puissance robotique. Les écosystèmes de l’embarqué sont encore plus morcelés que le cloud. L’IA distribuée protège davantage des données. Par ailleurs, c’est plus conforme au modèle européen et elle a des contraintes de frugalité qui correspondent à l’objectif de préservation de l’environnement.

L’IA contemporaine est de nature statistique ce qui engendre des problèmes de robustesse et de stabilité. Il faut avoir des outils puissants et stables. Il faut revoir les méthodes et améliorer les lignes d'explicabilité et de transparence des IA tant que l’on peut. Aussi, l’IA de confiance est donc une autre priorité. En résumé, il faut choisir des IA à forte valeur sociale ajoutée.

J’ajoute que beaucoup de beaux projets d’IA émargent à d’autres stratégies d’accélération, comme par exemple le soutien au développement de l’offre d’IA par les acteurs nationaux du cloud, le soutien aux hubs de données ou l’aide au développement de composants électroniques adaptés aux calculs d’IA. Et il faut aussi intégrer les stratégies numériques sectorielles.

Les retombées positives à court et moyen terme de la politique publique d'investissement en IA 

Renaud Vedel : Pour l’heure, nous n’avons pas encore de très grandes entreprises numériques en France à l’échelle internationale des Big tech. Cependant on voit que l’IA commence à occuper de plus en plus de place au sein des modèles d’affaires de la French Tech. En outre, nous avons un tissu de grandes entreprises industrielles qui font de l’IA depuis longtemps et d’autres qui se convertissent aux nouvelles technologies de l’IA. Elles ont une expérience, une résilience et une résistance à certains effets de mode à faire valoir.

Le réseau de start-ups « cœur IA » se développe. En 2021, on dénombrait ainsi plus de 500 startups spécialisées en IA, soit une hausse de 11 % par rapport à 2020. Le nombre de personnes qui travaillent dans les start-ups de l’IA en 2021 a été estimé à environ 13 500 et 9000 personnes devraient être recrutées sur l’année 2022 dans ces start-ups selon le recensement de France Digitale.

On constate par ailleurs que l'attractivité de notre territoire en termes de capital-risque a progressé et que l’IA peut offrir des gains de compétitivité aussi bien qualité (fonctionnalité des produits) que prix (optimisation des processus de conception et de production). La valeur ajoutée peut toujours être captée par d’autres : les géants du numérique ont aujourd’hui un avantage concurrentiel notamment en termes de personnalisation de l’offre qu’il faut leur disputer. Il faut bien comprendre que l’IA ne va pas se substituer à des matières tangibles mais cela va être une composante produit ou service qui donne de la valeur.

Vers une troisième phase de la stratégie nationale pour l’IA ?

Renaud Vedel : Il n’est pas exclu que l'effet d'accélération retombe un peu, notamment si le rythme des progrès technologiques ralentit. Cela pourrait signaler un nouveau gel des crédits. Toutefois, depuis une dizaine d’années, il y a un cycle scientifique et industriel très rapide. On est passé de l’apprentissage supervisé à un apprentissage auto-supervisé et il y a d’autres technologies de l'IA qui se développent. Dès lors, rien ne laisse présager un quelconque ralentissement. L’IA représente 21% du capital risque et si la tendance persiste il y aura probablement une troisième phase après la fin de la deuxième phase.

Le rôle de la France dans les négociations européennes sur la régulation de l’IA

Renaud Vedel : Conformément aux traités européens, le projet de règlement dit AI Act est une initiative de l’Union européenne. Ce texte s’inscrit dans un programme législatif intense regroupant six textes de la société numérique parmi lesquels le Data Act, le DMA et le DSA. La France a joué un rôle important à travers la présidence de l’Union européenne. Cela signifie jouer un rôle d'intermédiaire et d'équilibre entre les États membres, et elle a contribué à avancer l’examen et l’amélioration du texte… La France joue donc un rôle actif quant à la régulation de l’IA.

La place de la France dans l’arène mondiale

Renaud Vedel : Il y a beaucoup de classements mondiaux sur le positionnement des pays en matière d’IA avec leurs qualités et leurs limites. Ainsi, les classements de l’observatoire IA Watch de la Commission européenne, celui de l’OCDE ou encore le Stanford University's Institute for Human-Centered Artificial Intelligence disposent de classifications fondées sur des critères plus ou moins objectifs.

Ce qu'il faut retenir c’est que la France est dans la course scientifique et technologique, mais qu’elle doit se fixer comme objectif de « boxer au-dessus de sa catégorie » économique, comme certains acteurs le font aujourd’hui mieux que nous. L'amélioration de notre positionnement doit mobiliser une part de notre énergie collective pour assurer notre prospérité future.