Entretien avec Pierre Wagner sur la logique formelle, la philosophie et l'informatique

Pierre Wagner est Professeur des universités spécialisé en Logique, en histoire et en philosophie de la logique, et en histoire de la philosophie analytique avec une attention particuliÚre pour la philosophie de Rudolf Carnap. Il est également directeur de l'Institut d'histoire et de philosophie des sciences et des techniques depuis 2018 (UMR 8590). Son champ de recherche couvre la logique formelle, et les rapports entre la science et la philosophie. Il est l'auteur de nombreux ouvrages (Pierre Wagner, Logique et philosophie, Paris, Ellipses, 2014 ; Pierre Wagner, La Logique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je? », 2007 (réimpr. 2020) ; Pierre Wagner, La Machine en logique, Paris, PUF, 1998).
De la nĂ©cessitĂ© de former les Ă©tudiants de philosophie Ă la logique et Ă lâinformatique
Vous ĂȘtes depuis longtemps le responsable du parcours de Licence « Logique et culture scientifique ». Or, dans ce parcours, on peut retrouver non seulement des enseignements de logique et dâinitiation au raisonnement formel et mathĂ©matique, mais aussi un cours de « Philosophie et informatique » (niveau L2). Cela est une sorte de unicum parmi les cours de licence offerts aux Ă©tudiants de sciences humaines Ă Paris 1. Pourriez-vous nous donner quelques observations sur ce cours et sur ces finalitĂ©s ?
Pour bien comprendre la raison dâĂȘtre et les finalitĂ©s du cours de « philosophie et informatique » qui est proposĂ© aux Ă©tudiants de deuxiĂšme annĂ©e, il est utile de le replacer dans le contexte de la formation en logique qui est offerte Ă lâUFR de philosophie. La plupart des UFR ou des dĂ©partements de philosophie ont un enseignement de logique, mais qui se limite le plus souvent Ă un ou deux cours de logique Ă©lĂ©mentaire. Ă Paris 1 PanthĂ©on-Sorbonne, lâUFR de philosophie propose une formation initiale en logique qui est requise pour les Ă©tudiants de premiĂšre annĂ©e. Cette formation se prolonge en option Ă partir de la deuxiĂšme annĂ©e, dâabord dans le parcours « Logique et culture scientifique » de la licence de philosophie, ensuite, en deuxiĂšme et troisiĂšme annĂ©e, puis dans le parcours « Logique et philosophie des sciences » du master de philosophie, avec la possibilitĂ© de poursuivre par une thĂšse de logique, de philosophie de la logique, ou sur un sujet qui mobilise les connaissances de logique acquises pendant les annĂ©es de licence et de master. Cette formation avancĂ©e en logique, propre Ă Paris 1 PanthĂ©on-Sorbonne, nâest pas nouvelle. Elle remonte aux annĂ©es 1970, Ă lâĂ©poque oĂč fut mise en place une formation en logique contemporaine, donc en logique mathĂ©matique et formelle, pour les philosophes et plus gĂ©nĂ©ralement pour les sciences humaines, sous la houlette de Roger Martin et de Jacques Bouveresse.
Pourquoi enseigner la logique aux Ă©tudiants en philosophie ? La rĂ©ponse devrait ĂȘtre Ă©vidente car en un sens, la logique est traditionnellement conçue comme une partie de la philosophie, depuis lâAntiquitĂ©, chez un grand nombre de philosophes. La formation en logique qui est offerte Ă lâUFR de philosophie sâinscrit dans cette tradition. Mais bien sĂ»r, les auteurs de la tradition philosophique nâont pas tous donnĂ© au mot « logique » le mĂȘme sens, et par ailleurs, le contenu ou les orientations de la logique ont considĂ©rablement Ă©voluĂ©, ce qui vaut en particulier pour la pĂ©riode rĂ©cente. Depuis une cinquantaine dâannĂ©e le contenu de la formation en logique a considĂ©rablement Ă©voluĂ© parce que la logique elle-mĂȘme et les usages qui en sont fait ont Ă©galement beaucoup changĂ©, tout comme les rapports entre logique, informatique et philosophie. Il semble clair que les Ă©tudiants de philosophie ont besoin dâavoir au moins une connaissance minimale de ce quâest un langage formel, un programme, une machine abstraite, comme les machines de Turing, de ce quâest un texte de code informatique, quâils aient une idĂ©e du rapport entre calcul et raisonnement, des possibilitĂ©s de mĂ©caniser des opĂ©rations intellectuelles, des outils de cette mĂ©canisation, de lâintelligence artificielle, de rĂ©flĂ©chir Ă lâomniprĂ©sence des algorithmes dans notre environnement, etc.
Le cours de logique et informatique qui est offert aux Ă©tudiants de deuxiĂšme annĂ©e a pour objectif dâintroduire Ă ce genre de questionnement sur la base dâun apprentissage Ă©lĂ©mentaire et dâune pratique minimale de la programmation, des langages formels, des algorithmes, des machines abstraites. Il y a Ă la fois une approche Ă©lĂ©mentaire de ces Ă©lĂ©ments informatiques et une rĂ©flexion philosophique sur les consĂ©quences de leur omniprĂ©sence, sur la base de textes qui sont lus et commentĂ©s. Les Ă©tudiants qui veulent approfondir ce type de questionnement peuvent prolonger leur formation dans la suite de la licence et en master, dans le parcours Lophisc. Certains considĂšrent que le bon usage de la logique, en philosophie, est au moins autant son usage propĂ©deutique, comme moyen de dĂ©velopper lâhabitude de la pensĂ©e prĂ©cise, que son usage explicite pour la solution de problĂšmes philosophiques. VoilĂ certainement quelque chose quâon peut dire Ă©galement de la programmation, en dĂ©pit de ce que peuvent en penser les partisans dâune philosophie plus littĂ©raire que scientifique.
Une thĂšse pionniĂšre sur l'intelligence artificielle
Vous avez soutenu en 1994 une thÚse de doctorat sur les relations entre machine et pensée et une habilitation à diriger des recherches sur le projet carnapien d'une logique de la science et son contexte historique. Pourriez-vous nous expliquer vos principaux travaux et ce qui vous a guidé vers ces thÚmes ?
Ici encore, pour répondre à la question, je vais commencer par un détour sur ma formation et mon parcours.
Comme Ă©tudiant, dans les annĂ©es 1980, je me suis engagĂ© dans des Ă©tudes de philosophie avec un double intĂ©rĂȘt pour les lettres et les sciences. Ă cette Ă©poque, les micro-ordinateurs commençaient Ă se rĂ©pandre, et les traitements de texte Ă remplacer les machines Ă Ă©crire. Il nâĂ©tait pas difficile de comprendre quâun tournant, pour ne pas dire une rĂ©volution, Ă©tait en cours et quâil y avait assurĂ©ment matiĂšre Ă rĂ©flexion pour les philosophes. Avant mĂȘme ma thĂšse, jâai rĂ©digĂ© en 1984-1985 un mĂ©moire de maĂźtrise sur les notions leibniziennes en traitement de lâinformation, sous la direction de Michel Serres. Cela supposait de se plonger dans la lecture des Ćuvres de Leibniz, en français, en allemand et en latin, mais aussi de sâinitier Ă la programmation dans des langages comme Pascal, Lisp ou Prolog, ce que jâai fait en suivant des cours de licence dâinformatique Ă Paris VII et Ă lâEcole normale supĂ©rieure. En 1985, jâai passĂ© une annĂ©e Ă lâuniversitĂ© de Stanford et je me souviens de ma surprise, dans les bibliothĂšques et les salles de travail de lâuniversitĂ©, Ă la vue des dizaines de Macintosh alignĂ©s sur lesquels les Ă©tudiants travaillaient. Les catalogues Ă©taient informatisĂ©s, alors que rĂ©gnaient encore, dans les salles de catalogues des bibliothĂšques parisiennes, les longs tiroirs remplis de fiches cartonnĂ©es. Ă lâEcole normale supĂ©rieure, jâĂ©tais Ă©lĂšve littĂ©raire mais je frĂ©quentais aussi des mathĂ©maticiens qui avaient choisi la logique, et des passionnĂ©s dâinformatique qui passaient leurs soirĂ©es dans les sous-sols en compagnie de mainframes bruyamment ventilĂ©s. Jâai Ă©tĂ© un des rares Ă©tudiants littĂ©raires Ă saisir le texte de ma maĂźtrise de philosophie sur une de ces machines et Ă lâimprimer plutĂŽt que de le saisir sur une machine Ă Ă©crire.
Je me suis aussi initiĂ© Ă la philosophie analytique Ă lâoccasion de mon mĂ©moire de DEA (lâancĂȘtre du M2) sous la direction de Jacques Bouveresse et en dĂ©couvrant une autre dimension de la logique, celle quâon trouvait chez les philosophes qui lâutilisaient comme outil dâanalyse du langage. Ă Stanford, universitĂ© proche de la Silicon valley, jâavais suivi des cours de logique pour lâintelligence artificielle donnĂ©s par Michael Genesereth (auteur dâun livre de rĂ©fĂ©rence, Logical Foundations of Artificial Intelligence, avec Nils J. Nilsson) et jâai eu lâoccasion de rencontrer John McCarthy, lâun des fondateurs de lâintelligence artificielle. Câest dans ce contexte que je me suis orientĂ©, quelques annĂ©es plus tard, vers une recherche doctorale sur « Machine et pensĂ©e. Lâimportance philosophique de lâinformatique et de lâintelligence artificielle. » De retour en France, et de retour Ă la rĂ©alitĂ© française, jâai fait quelques grands Ă©carts intellectuels en passant lâagrĂ©gation, tout en commençant des Ă©tudes de logique, Ă Paris 1 dâabord, oĂč jâai obtenu la licence et la maĂźtrise de logique, puis Ă Paris 7, oĂč jâai passĂ© le DEA de logique et fondements de lâinformatique, avec des professeurs comme RenĂ© Cori et Michel Parigot.
Jâai eu la trĂšs grande chance que Jean Mosconi, auteur dâune thĂšse dâEtat savante et magistrale, malheureusement non publiĂ©e, sur La constitution de la thĂ©orie des automates, ait pu diriger ma thĂšse de doctorat. Sa connaissance profonde du domaine a Ă©tĂ© extrĂȘmement prĂ©cieuse pour moi. Il faut dire quâau dĂ©but des annĂ©es 1990, la condition du doctorant Ă©tait bien diffĂ©rente de celle de nos thĂ©sards actuels. Jâai prĂ©parĂ© cette thĂšse en Ă©tant professeur de philosophie en lycĂ©e, donc en travaillant le soir, les week-ends et pendant les vacances scolaires, lorsque la vie de famille le permettait, sans aucun contact avec dâautres doctorants ou aucune Ă©quipe de recherche.
Si lâon passe ces dĂ©tails biographiques et quâon en vient au contenu de la thĂšse, lâobjectif Ă©tait celui dâune Ă©valuation des ambitions et des moyens de lâintelligence artificielle de lâĂ©poque, qui nâa Ă©videmment que de lointains rapports avec celle qui est dĂ©veloppĂ©e aujourdâhui. Dans le titre, ou le sujet, de la thĂšse, « Machine et pensĂ©e. Lâimportance philosophique de lâinformatique et de lâintelligence artificielle », il faut entendre lâexpression dâun doute, ou dâune interrogation sur ce qui est philosophiquement pertinent dans la rĂ©volution informatique de lâĂ©poque. Est-ce que câest vraiment lâintelligence artificielle elle-mĂȘme, telle quâelle se dĂ©veloppait, ou est-ce que câest lâinformatique, plus gĂ©nĂ©ralement, lâomniprĂ©sence des algorithmes et des programmes, indĂ©pendamment de lâobjectif affichĂ© dâune concurrence avec lâintelligence humaine, ou plus exactement avec les multiples manifestations de ce que lâon convient de rĂ©unir sous lâappellation hautement problĂ©matiques dâintelligence ? Dans cette thĂšse, jâai distinguĂ© plusieurs approches de la question : mĂ©taphysique, Ă©pistĂ©mologique, logique. Cette maniĂšre dâaborder le sujet donne le sens mĂȘme de la problĂ©matique : quel est le bon point de vue pour comprendre : est-ce que câest celui dâune mĂ©taphysique de la pensĂ©e et dâune philosophie mĂ©caniste ? On discutait beaucoup, Ă lâĂ©poque, du texte de la chambre chinoise, de Searle. Est-ce que câest celui de la psychologie et des sciences cognitives ? Il y avait les textes dâHubert Dreyfus, sur les capacitĂ©s spĂ©cifiques de lâesprit humain, et le problĂšme de la reprĂ©sentation des connaissances dâarriĂšre-plan. Est-ce que câest celui de la logique ? De ce dernier point de vue, il y avait la question des consĂ©quences philosophique des thĂ©orĂšmes dâincomplĂ©tude de Gödel, ou celle des rapports entre logique et calcul, ou entre logique et informatique. Il y avait bien sĂ»r Ă©galement les textes de Turing sur le jeu de lâimitation. Cette rĂ©flexion a Ă©tĂ© conduite il y a une trentaine dâannĂ©es, Ă une Ă©poque oĂč lâambition initiale de lâintelligence artificielle des annĂ©es cinquante, celle dâune intelligence gĂ©nĂ©rale, cĂ©dait le pas Ă ce quâon nommait des systĂšmes experts trĂšs spĂ©cialisĂ©s (en mĂ©decine, en chimie, etc.), qui soulevaient eux-mĂȘmes la question de ce qui fait la spĂ©cificitĂ© des capacitĂ©s cognitives humaines. La question se posait donc de savoir si lâintelligence artificielle, comme telle, soulevait des problĂšmes philosophiques intĂ©ressants, ou si le vĂ©ritable questionnement ne concernait pas plutĂŽt lâinformatique en gĂ©nĂ©ral.
Un prolongement naturel de cette recherche doctorale aurait Ă©tĂ© une recherche post-doctorale dans le domaine des sciences cognitives, qui Ă©taient en plein dĂ©veloppement au dĂ©but des annĂ©es 1990. Il y avait des groupes de chercheurs qui rĂ©unissaient des linguistiques, des neurologues, des philosophes, des psychologues, des informaticiens, et qui espĂ©raient une convergence des recherches sur la cognition. Je ne me suis cependant pas engagĂ© dans cette voie, parce que jâestimais quâelle mâĂ©loignait trop de mon projet intellectuel originel, qui Ă©tait proprement philosophique. Mon intention nâĂ©tait pas de mâengager dans une pratique scientifique proprement dite, de quelque nature quâelle soit, mais de rester dans le domaine de la philosophie en relation avec les sciences, ce qui mâa conduit Ă changer de sujet de recherche et Ă mâorienter vers lâhistoire de la philosophie des sciences, lâempirisme logique, la philosophie de Rudolf Carnap, ce qui a constituĂ© le sujet de mon habilitation Ă diriger des recherches, soutenue beaucoup plus tard, en 2009.
Expliquer le concept de pensée mécanique
Pourriez-vous nous expliquer le concept de pensée mécanique ? Est-ce que la pensée mécanique est une forme de pensée qui couvrirait toute pensée humaine ou un type de pensée particuliÚre, comme la pensée symbolique ?
Cette question porte en fait sur les conclusions auxquelles je suis arrivĂ© dans ma recherche doctorale. Il est frĂ©quent que les docteurs qui viennent de soutenir cherchent Ă publier leur thĂšse sous la forme dâun livre. Il mâa semblĂ© que ma thĂšse de doctorat avait un caractĂšre trop exploratoire pour quâelle puisse comme telle faire lâobjet dâune publication. Je me suis alors engagĂ© dans la rĂ©daction dâun livre qui tirait les consĂ©quences des conclusions de ma thĂšse pour aller plus loin et tenter de prolonger le travail accompli. Cela prit la forme dâun livre intitulĂ© La Machine en logique, paru en 1998 aux Presses universitaires de France, dans la collection « Science, histoire et sociĂ©tĂ© » qui Ă©tait dirigĂ©e par Dominique Lecourt. Câest dans cet ouvrage, et dans ce contexte, que jâai tentĂ© de faire droit Ă lâidĂ©e de pensĂ©e mĂ©canique. Les approches philosophiques de lâintelligence artificielle (telle quâelle Ă©tait conçue Ă lâĂ©poque) me semblaient insatisfaisantes et il me semblait Ă©vident quâune approche diffĂ©rente Ă©tait possible et souhaitable. Un grand nombre de questions Ă©taient effectivement soulevĂ©es au sujet de lâintelligence artificielle. Par exemple : des machines pourront-elles un jour faire tout ce qui est rendu possible par lâintelligence humaine ? Ă supposer quâune machine ait un comportement indiscernable de celui dâun ĂȘtre humain, serions-nous justifiĂ©s Ă dire quâelle est intelligente ou quâelle est capable de penser ? Les thĂ©orĂšmes dâincomplĂ©tude de Gödel peuvent-ils servir Ă dĂ©montrer que certaines capacitĂ©s humaines seront toujours inaccessibles aux machines ? La structure fonctionnelle des machines informatiques donne-elle des clefs pour les problĂšmes discutĂ©s en philosophie de lâesprit ? Quelle signification peut-on donner Ă une expression telle que « des machines pensent ». CâĂ©tait vraiment ce genre de questions qui Ă©taient discutĂ©es entre les gens qui sâintĂ©ressaient Ă lâIntelligence artificielle. Notons au passage que les questions les plus en vogue aujourdâhui parmi les philosophes qui sâintĂ©ressent Ă lâintelligence artificielle, par exemple sur lâĂ©thique, les biais cognitifs ou lâexplicabilitĂ©, sont vraiment dâune tout autre nature. Toutes ces questions Ă©taient certainement lĂ©gitimes, mais il me semblait quâelles passaient Ă cĂŽtĂ© des vĂ©ritables problĂšmes, ou disons des problĂšmes les plus intĂ©ressants et que la vraie difficultĂ© Ă©tait de trouver une formulation qui ne soient pas la rĂ©pĂ©tition contemporaine de questions qui auraient pu ĂȘtre posĂ©es, ou qui ont Ă©tĂ© effectivement posĂ©es, dans le passĂ©, bien avant les premiers essais dâIA. Lorsquâon parlait de logique pour lâintelligence artificielle, il Ă©tait question de systĂšmes de logique non monotone, du problĂšme de la reprĂ©sentation logique des connaissances communes ou dâarriĂšre-plan, ou encore du raisonnement en situation dâincertitude. Câest ce quâon trouve typiquement dans le livre de Genesereth et Nilsson sur les fondements logique de lâIA. Pour moi, ce sont des questions dâingĂ©nierie logique, au sens de la conception de systĂšmes formels adaptĂ©s Ă une application particuliĂšre, qui ne prennent pas les problĂšmes Ă la racine. Il me semblait beaucoup plus intĂ©ressant et plus profond dâessayer de comprendre le rapport entre une preuve et un programme, ou entre une opĂ©ration logique de rĂ©duction dâun terme et lâeffectuation dâun calcul. Est-il possible de distinguer, dans une dĂ©monstration mathĂ©matique, ce qui relĂšve du calcul et ce qui relĂšve de la preuve proprement dite. VoilĂ une tout autre approche, logique, des problĂšmes de la mĂ©canisation de la pensĂ©e. Il me semblait intĂ©ressant de ne pas se focaliser sur ce quâon appelait « intelligence humaine », expression hautement problĂ©matique, et de sâinterroger sur les capacitĂ©s des machines en partant de modĂšles abstraits du calcul, tels quâils sont Ă©tudiĂ©s en logique.
Par « pensĂ©e mĂ©canique » jâentendais lâensemble des capacitĂ©s que manifestent ou pourraient manifester des machines et qui reposent sur des possibilitĂ©s de calcul et de traitement de lâinformation. Cela correspond Ă une tout autre approche des questions philosophiques soulevĂ©es par lâinformatique et lâintelligence artificielle que celles quâon pouvait trouver dans la littĂ©rature il y a une trentaine dâannĂ©e, au moment oĂč je terminais ma thĂšse de doctorat. Mais dans les annĂ©es qui ont suivi, le plus gros de mes recherches a suivi une autre orientation, vers lâhistoire de la philosophie des sciences, et les usages que faisaient de la logique les empiristes logiques. Je nâai donc pas poursuivi frontalement cette idĂ©e de pensĂ©e mĂ©canique.
Aujourdâhui, je vois dans les travaux de lâun de mes doctorants, Henri Salha, une tout autre approche qui me semble extrĂȘmement riche et prometteuse, dĂ©veloppĂ©e Ă partir de la question de savoir si la programmation est une connaissance, et en quel sens. Il sâagit dâune thĂšse en cours, dont je ne peux parler plus longuement ici, mais qui Ă mon sens renouvelle en profondeur lâidĂ©e gĂ©nĂ©rale de pensĂ©e mĂ©canique, en lui donnant un sens diffĂ©rent et beaucoup plus prĂ©cis de celui que jâenvisageais dans les annĂ©es 1990.
Les travaux de Turing et de Wittgenstein sur les machines
Que faut-il retenir sur un plan philosophique des travaux de Turing sur lâIA ? Vous avez publiĂ© Ă propos des contributions de Wittgenstein sur le thĂšme des machines et de la pensĂ©e, travaux un peu moins connus par le grand public que ceux de Turing. Pourriez-vous nous rappeler le point de vue de Wittgenstein et nous dire pourquoi il est important pour le devenir de lâIA?
Turing est mort en 1954, et le programme de lâintelligence artificielle est censĂ© avoir Ă©tĂ© lancĂ© Ă lâoccasion dâune confĂ©rence qui eut lieu en 1956 au Dartmouth college, dans le New Hampshire aux Etats-Unis. Si lâon veut parler des travaux de Turing sur lâIA, il faut comprendre que lâon parle de textes de Turing qui ont Ă©tĂ© utilisĂ©s pour rĂ©flĂ©chir aux questions soulevĂ©es ultĂ©rieurement par le programme dâintelligence artificielle. Mais Turing est cĂ©lĂšbre en philosophie pour avoir Ă©crit un texte intitulĂ© « Computing Machinery and Intelligence », qui est fondamental pour toutes les questions classiques que jâai discutĂ©es et critiquĂ©es dans ma thĂšse de doctorat. La question qui se pose aujourdâhui au sujet de ce texte est de savoir sâil est encore pertinent pour lâintelligence artificielle telle quâelle est conçue aujourdâhui, et qui est trĂšs diffĂ©rente de lâIA du xxe siĂšcle. Il me semble que sur ce point la rĂ©ponse est positive, mais il reste Ă savoir prĂ©cisĂ©ment quels sont les questions qui sont soulevĂ©es dans ce texte. Ce texte de Turing porte davantage sur lâintelligence humaine que sur lâintelligence artificielle comme rĂ©sultat dâune technologie informatique. Bien sĂ»r, Turing est aussi connu pour ses travaux sur la thĂ©orie de la calculabilitĂ© et sur un modĂšle de machine abstraite. On peut voir lĂ un rapport avec lâintelligence artificielle, mais dâun tout autre point de vue, plus indirect.
Le lien peut ĂȘtre fait Ă partir dâune remarque de Wittgenstein, dans les Remarques sur la philosophie de la psychologie, dans laquelle Wittgenstein Ă©crit « Les âmachinesâ de Turing. Ces machines sont bien les hommes qui calculent. Et lâon pourrait aussi bien exprimer ce quâil dit sous forme de jeux. » En allemand : « Diese Maschinen sind ja die Menschen, welche kalkulieren. » Il se trouve quâune traduction française a Ă©tĂ© publiĂ©e, dans laquelle on trouve « ces machines sont des hommes qui calculent », ce qui est un contresens.
Sur cette question, jâai effectivement Ă©crit un article intitulĂ© « Wittgenstein et les machines de Turing » paru en 2005 dans la Revue de mĂ©taphysique et de morale, dont lâobjectif Ă©tait de discuter et clarifier cette remarque faite par Wittgenstein sur les machines de Turing, Si lâon cherche Ă aller au-delĂ de cette citation, on trouve que les relations entre Turing et Wittgenstein sont complexes et ont fait dans les derniĂšres annĂ©es, lâobjet dâanalyses savantes. La principale rĂ©fĂ©rence, sur cette question, est Juliet Floyd, qui est une spĂ©cialiste mondialement connue de Wittgenstein et qui a Ă©crit plusieurs articles sur Wittgenstein et Turing.
Cela Ă©tant, sur Wittgenstein et lâintelligence artificielle (et non plus Wittgenstein et Turing), il existe un texte remarquable et beaucoup plus ancien quâon ne peut Ă©viter de citer, qui est lâarticle de Jacques Bouveresse, « Le fantĂŽme dans la machine », dont une partie est parue en 1970, et lâintĂ©gralitĂ© en 1971 dans La parole malheureuse (Paris, Minuit, 1971). Cet article, ou ce chapitre, qui est un vĂ©ritable petit livre de plus de 470 pages, est consacrĂ© Ă la question de la pensĂ©e des machines, considĂ©rĂ©e du point de vue de lâanalyse du langage. Il sâagit donc dâune autre approche philosophique de lâintelligence artificielle, et dâune analyse des textes de Wittgenstein sur la pensĂ©e des machines. Bouveresse considĂšre lâabondante littĂ©rature consacrĂ©e aux machines pensantes et sâinterroge sur le genre de signification quâil est possible de donner Ă une expression comme « les machines pensent », qui a toutes les marques dâune proposition que lâon devrait pouvoir considĂ©rer comme vraie ou fausse, mais que certains ont pu considĂ©rer comme sĂ©mantiquement dĂ©viantes. La discussion porte sur le type logique dâune proposition comme « les machines pensent » et sur la « grammaire » du verbe « penser ». A propos de quoi est-il lĂ©gitime de demander sâil pense ?
Le lien entre la logique et l'intelligence artificielle
Ă lâheure du chat GPT, quel est le lien entre logique et intelligence artificielle ?
Quand on cherche Ă rĂ©pondre Ă une telle question, on fait face Ă deux gros problĂšmes : quâest-ce que la logique ? Et quâest-ce que lâintelligence artificielle ? Il nây a probablement pas de rĂ©ponse qui soit Ă la fois simple et Ă©clairante pour ces deux questions. Ce qui signifie que les liens entre logique et intelligence artificielle sont nombreux et divers. Ils ont surtout diffĂ©rents degrĂ©s de profondeur. Ă lâĂ©poque de lâintelligence artificielle du xxe siĂšcle, on est parti de lâidĂ©e dâune rĂ©solution gĂ©nĂ©rale des problĂšmes, le general problem solver, comme si lâon pouvait espĂ©rer Ă©crire un programme gĂ©nĂ©ral qui pourrait ĂȘtre appliquĂ© Ă des problĂšmes quelconques, et ce projet sâest heurtĂ© Ă de nombreux problĂšmes : le rĂŽle du sens commun et des connaissances dâarriĂšre-plan dans la rĂ©solution de problĂšmes, la reprĂ©sentation formelle des connaissances, le raisonnement en situation dâincertitude ou de connaissances imparfaites, etc. Et on a fait appel Ă des outils logiques pour la rĂ©solution de ce genre de difficultĂ©. Des mĂ©thodes de reprĂ©sentation formelle spĂ©cifiques, les systĂšmes logiques non monotones, des mĂ©thodes et des stratĂ©gies de rĂ©solution, etc. Si on veut qualifier de « logique » toutes ces mĂ©thodes, on pourra dire quâelles sâappliquent Ă une certaine conception de lâintelligence artificielle. Mais ce nâest Ă©videmment pas du tout en suivant cette voie que lâon arrive Ă des outils dâintelligence artificielle comme ceux que lâon connaĂźt aujourdâhui, qui reposent sur lâapplication dâalgorithmes spĂ©cifiques Ă des donnĂ©es massives. OĂč se trouve la logique dans de tels outils ? Il nâest pas du tout Ă©vident que ce soit la bonne question Ă poser. On a plutĂŽt envie de demander quelles sont les mĂ©thodes formelles qui sont utilisĂ©es dans ces outils, et se pose alors la question de savoir si certaines de ces mĂ©thodes se distinguent comme Ă©tant proprement « logiques ». Si lâon cherche effectivement Ă rĂ©pondre Ă une question de ce genre, il est tout Ă fait possible que lâon soit conduit Ă reconsidĂ©rer le sens du mot « logique », et Ă opĂ©rer des dĂ©placements conceptuels. Cela a des consĂ©quences Ă©videntes sur la question initiale touchant lâenseignement de lâinformatique dans le cursus de formation en logique, câest une question que lâĂ©quipe pĂ©dagogique se pose : que devons-nous enseigner dans cette formation en logique ?