Entretien avec Pierre Wagner sur la logique formelle, la philosophie et l'informatique

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Texte

Pierre Wagner est Professeur des universités spécialisé en Logique, en histoire et en philosophie de la logique, et en histoire de la philosophie analytique avec une attention particuliÚre pour la philosophie de Rudolf Carnap. Il est également directeur de l'Institut d'histoire et de philosophie des sciences et des techniques depuis 2018 (UMR 8590). Son champ de recherche couvre la logique formelle, et les rapports entre la science et la philosophie. Il est l'auteur de nombreux ouvrages (Pierre Wagner, Logique et philosophie, Paris, Ellipses, 2014 ; Pierre Wagner, La Logique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je? », 2007 (réimpr. 2020) ; Pierre Wagner, La Machine en logique, Paris, PUF, 1998).

De la nĂ©cessitĂ© de former les Ă©tudiants de philosophie Ă  la logique et Ă  l’informatique

Vous ĂȘtes depuis longtemps le responsable du parcours de Licence « Logique et culture scientifique ». Or, dans ce parcours, on peut retrouver non seulement des enseignements de logique et d’initiation au raisonnement formel et mathĂ©matique, mais aussi un cours de « Philosophie et informatique » (niveau L2). Cela est une sorte de unicum parmi les cours de licence offerts aux Ă©tudiants de sciences humaines Ă  Paris 1. Pourriez-vous nous donner quelques observations sur ce cours et sur ces finalitĂ©s ?

Pour bien comprendre la raison d’ĂȘtre et les finalitĂ©s du cours de « philosophie et informatique Â» qui est proposĂ© aux Ă©tudiants de deuxiĂšme annĂ©e, il est utile de le replacer dans le contexte de la formation en logique qui est offerte Ă  l’UFR de philosophie. La plupart des UFR ou des dĂ©partements de philosophie ont un enseignement de logique, mais qui se limite le plus souvent Ă  un ou deux cours de logique Ă©lĂ©mentaire. À Paris 1 PanthĂ©on-Sorbonne, l’UFR de philosophie propose une formation initiale en logique qui est requise pour les Ă©tudiants de premiĂšre annĂ©e. Cette formation se prolonge en option Ă  partir de la deuxiĂšme annĂ©e, d’abord dans le parcours « Logique et culture scientifique Â» de la licence de philosophie, ensuite, en deuxiĂšme et troisiĂšme annĂ©e, puis dans le parcours « Logique et philosophie des sciences Â» du master de philosophie, avec la possibilitĂ© de poursuivre par une thĂšse de logique, de philosophie de la logique, ou sur un sujet qui mobilise les connaissances de logique acquises pendant les annĂ©es de licence et de master. Cette formation avancĂ©e en logique, propre Ă  Paris 1 PanthĂ©on-Sorbonne, n’est pas nouvelle. Elle remonte aux annĂ©es 1970, Ă  l’époque oĂč fut mise en place une formation en logique contemporaine, donc en logique mathĂ©matique et formelle, pour les philosophes et plus gĂ©nĂ©ralement pour les sciences humaines, sous la houlette de Roger Martin et de Jacques Bouveresse.

Pourquoi enseigner la logique aux Ă©tudiants en philosophie ? La rĂ©ponse devrait ĂȘtre Ă©vidente car en un sens, la logique est traditionnellement conçue comme une partie de la philosophie, depuis l’AntiquitĂ©, chez un grand nombre de philosophes. La formation en logique qui est offerte Ă  l’UFR de philosophie s’inscrit dans cette tradition. Mais bien sĂ»r, les auteurs de la tradition philosophique n’ont pas tous donnĂ© au mot « logique Â» le mĂȘme sens, et par ailleurs, le contenu ou les orientations de la logique ont considĂ©rablement Ă©voluĂ©, ce qui vaut en particulier pour la pĂ©riode rĂ©cente. Depuis une cinquantaine d’annĂ©e le contenu de la formation en logique a considĂ©rablement Ă©voluĂ© parce que la logique elle-mĂȘme et les usages qui en sont fait ont Ă©galement beaucoup changĂ©, tout comme les rapports entre logique, informatique et philosophie. Il semble clair que les Ă©tudiants de philosophie ont besoin d’avoir au moins une connaissance minimale de ce qu’est un langage formel, un programme, une machine abstraite, comme les machines de Turing, de ce qu’est un texte de code informatique, qu’ils aient une idĂ©e du rapport entre calcul et raisonnement, des possibilitĂ©s de mĂ©caniser des opĂ©rations intellectuelles, des outils de cette mĂ©canisation, de l’intelligence artificielle, de rĂ©flĂ©chir Ă  l’omniprĂ©sence des algorithmes dans notre environnement, etc.

Le cours de logique et informatique qui est offert aux Ă©tudiants de deuxiĂšme annĂ©e a pour objectif d’introduire Ă  ce genre de questionnement sur la base d’un apprentissage Ă©lĂ©mentaire et d’une pratique minimale de la programmation, des langages formels, des algorithmes, des machines abstraites. Il y a Ă  la fois une approche Ă©lĂ©mentaire de ces Ă©lĂ©ments informatiques et une rĂ©flexion philosophique sur les consĂ©quences de leur omniprĂ©sence, sur la base de textes qui sont lus et commentĂ©s. Les Ă©tudiants qui veulent approfondir ce type de questionnement peuvent prolonger leur formation dans la suite de la licence et en master, dans le parcours Lophisc. Certains considĂšrent que le bon usage de la logique, en philosophie, est au moins autant son usage propĂ©deutique, comme moyen de dĂ©velopper l’habitude de la pensĂ©e prĂ©cise, que son usage explicite pour la solution de problĂšmes philosophiques. VoilĂ  certainement quelque chose qu’on peut dire Ă©galement de la programmation, en dĂ©pit de ce que peuvent en penser les partisans d’une philosophie plus littĂ©raire que scientifique.

Une thĂšse pionniĂšre sur l'intelligence artificielle

Vous avez soutenu en 1994 une thÚse de doctorat sur les relations entre machine et pensée et une habilitation à diriger des recherches sur le projet carnapien d'une logique de la science et son contexte historique. Pourriez-vous nous expliquer vos principaux travaux et ce qui vous a guidé vers ces thÚmes ?

Ici encore, pour répondre à la question, je vais commencer par un détour sur ma formation et mon parcours.

Comme Ă©tudiant, dans les annĂ©es 1980, je me suis engagĂ© dans des Ă©tudes de philosophie avec un double intĂ©rĂȘt pour les lettres et les sciences. À cette Ă©poque, les micro-ordinateurs commençaient Ă  se rĂ©pandre, et les traitements de texte Ă  remplacer les machines Ă  Ă©crire. Il n’était pas difficile de comprendre qu’un tournant, pour ne pas dire une rĂ©volution, Ă©tait en cours et qu’il y avait assurĂ©ment matiĂšre Ă  rĂ©flexion pour les philosophes. Avant mĂȘme ma thĂšse, j’ai rĂ©digĂ© en 1984-1985 un mĂ©moire de maĂźtrise sur les notions leibniziennes en traitement de l’information, sous la direction de Michel Serres. Cela supposait de se plonger dans la lecture des Ɠuvres de Leibniz, en français, en allemand et en latin, mais aussi de s’initier Ă  la programmation dans des langages comme Pascal, Lisp ou Prolog, ce que j’ai fait en suivant des cours de licence d’informatique Ă  Paris VII et Ă  l’Ecole normale supĂ©rieure. En 1985, j’ai passĂ© une annĂ©e Ă  l’universitĂ© de Stanford et je me souviens de ma surprise, dans les bibliothĂšques et les salles de travail de l’universitĂ©, Ă  la vue des dizaines de Macintosh alignĂ©s sur lesquels les Ă©tudiants travaillaient. Les catalogues Ă©taient informatisĂ©s, alors que rĂ©gnaient encore, dans les salles de catalogues des bibliothĂšques parisiennes, les longs tiroirs remplis de fiches cartonnĂ©es. À l’Ecole normale supĂ©rieure, j’étais Ă©lĂšve littĂ©raire mais je frĂ©quentais aussi des mathĂ©maticiens qui avaient choisi la logique, et des passionnĂ©s d’informatique qui passaient leurs soirĂ©es dans les sous-sols en compagnie de mainframes bruyamment ventilĂ©s. J’ai Ă©tĂ© un des rares Ă©tudiants littĂ©raires Ă  saisir le texte de ma maĂźtrise de philosophie sur une de ces machines et Ă  l’imprimer plutĂŽt que de le saisir sur une machine Ă  Ă©crire.

Je me suis aussi initiĂ© Ă  la philosophie analytique Ă  l’occasion de mon mĂ©moire de DEA (l’ancĂȘtre du M2) sous la direction de Jacques Bouveresse et en dĂ©couvrant une autre dimension de la logique, celle qu’on trouvait chez les philosophes qui l’utilisaient comme outil d’analyse du langage. À Stanford, universitĂ© proche de la Silicon valley, j’avais suivi des cours de logique pour l’intelligence artificielle donnĂ©s par Michael Genesereth (auteur d’un livre de rĂ©fĂ©rence, Logical Foundations of Artificial Intelligence, avec Nils J. Nilsson) et j’ai eu l’occasion de rencontrer John McCarthy, l’un des fondateurs de l’intelligence artificielle. C’est dans ce contexte que je me suis orientĂ©, quelques annĂ©es plus tard, vers une recherche doctorale sur « Machine et pensĂ©e. L’importance philosophique de l’informatique et de l’intelligence artificielle. Â» De retour en France, et de retour Ă  la rĂ©alitĂ© française, j’ai fait quelques grands Ă©carts intellectuels en passant l’agrĂ©gation, tout en commençant des Ă©tudes de logique, Ă  Paris 1 d’abord, oĂč j’ai obtenu la licence et la maĂźtrise de logique, puis Ă  Paris 7, oĂč j’ai passĂ© le DEA de logique et fondements de l’informatique, avec des professeurs comme RenĂ© Cori et Michel Parigot.

J’ai eu la trĂšs grande chance que Jean Mosconi, auteur d’une thĂšse d’Etat savante et magistrale, malheureusement non publiĂ©e, sur La constitution de la thĂ©orie des automates, ait pu diriger ma thĂšse de doctorat. Sa connaissance profonde du domaine a Ă©tĂ© extrĂȘmement prĂ©cieuse pour moi. Il faut dire qu’au dĂ©but des annĂ©es 1990, la condition du doctorant Ă©tait bien diffĂ©rente de celle de nos thĂ©sards actuels. J’ai prĂ©parĂ© cette thĂšse en Ă©tant professeur de philosophie en lycĂ©e, donc en travaillant le soir, les week-ends et pendant les vacances scolaires, lorsque la vie de famille le permettait, sans aucun contact avec d’autres doctorants ou aucune Ă©quipe de recherche.

Si l’on passe ces dĂ©tails biographiques et qu’on en vient au contenu de la thĂšse, l’objectif Ă©tait celui d’une Ă©valuation des ambitions et des moyens de l’intelligence artificielle de l’époque, qui n’a Ă©videmment que de lointains rapports avec celle qui est dĂ©veloppĂ©e aujourd’hui. Dans le titre, ou le sujet, de la thĂšse, « Machine et pensĂ©e. L’importance philosophique de l’informatique et de l’intelligence artificielle Â», il faut entendre l’expression d’un doute, ou d’une interrogation sur ce qui est philosophiquement pertinent dans la rĂ©volution informatique de l’époque. Est-ce que c’est vraiment l’intelligence artificielle elle-mĂȘme, telle qu’elle se dĂ©veloppait, ou est-ce que c’est l’informatique, plus gĂ©nĂ©ralement, l’omniprĂ©sence des algorithmes et des programmes, indĂ©pendamment de l’objectif affichĂ© d’une concurrence avec l’intelligence humaine, ou plus exactement avec les multiples manifestations de ce que l’on convient de rĂ©unir sous l’appellation hautement problĂ©matiques d’intelligence ? Dans cette thĂšse, j’ai distinguĂ© plusieurs approches de la question : mĂ©taphysique, Ă©pistĂ©mologique, logique. Cette maniĂšre d’aborder le sujet donne le sens mĂȘme de la problĂ©matique : quel est le bon point de vue pour comprendre : est-ce que c’est celui d’une mĂ©taphysique de la pensĂ©e et d’une philosophie mĂ©caniste ? On discutait beaucoup, Ă  l’époque, du texte de la chambre chinoise, de Searle. Est-ce que c’est celui de la psychologie et des sciences cognitives ? Il y avait les textes d’Hubert Dreyfus, sur les capacitĂ©s spĂ©cifiques de l’esprit humain, et le problĂšme de la reprĂ©sentation des connaissances d’arriĂšre-plan. Est-ce que c’est celui de la logique ? De ce dernier point de vue, il y avait la question des consĂ©quences philosophique des thĂ©orĂšmes d’incomplĂ©tude de Gödel, ou celle des rapports entre logique et calcul, ou entre logique et informatique. Il y avait bien sĂ»r Ă©galement les textes de Turing sur le jeu de l’imitation. Cette rĂ©flexion a Ă©tĂ© conduite il y a une trentaine d’annĂ©es, Ă  une Ă©poque oĂč l’ambition initiale de l’intelligence artificielle des annĂ©es cinquante, celle d’une intelligence gĂ©nĂ©rale, cĂ©dait le pas Ă  ce qu’on nommait des systĂšmes experts trĂšs spĂ©cialisĂ©s (en mĂ©decine, en chimie, etc.), qui soulevaient eux-mĂȘmes la question de ce qui fait la spĂ©cificitĂ© des capacitĂ©s cognitives humaines. La question se posait donc de savoir si l’intelligence artificielle, comme telle, soulevait des problĂšmes philosophiques intĂ©ressants, ou si le vĂ©ritable questionnement ne concernait pas plutĂŽt l’informatique en gĂ©nĂ©ral.

Un prolongement naturel de cette recherche doctorale aurait Ă©tĂ© une recherche post-doctorale dans le domaine des sciences cognitives, qui Ă©taient en plein dĂ©veloppement au dĂ©but des annĂ©es 1990. Il y avait des groupes de chercheurs qui rĂ©unissaient des linguistiques, des neurologues, des philosophes, des psychologues, des informaticiens, et qui espĂ©raient une convergence des recherches sur la cognition. Je ne me suis cependant pas engagĂ© dans cette voie, parce que j’estimais qu’elle m’éloignait trop de mon projet intellectuel originel, qui Ă©tait proprement philosophique. Mon intention n’était pas de m’engager dans une pratique scientifique proprement dite, de quelque nature qu’elle soit, mais de rester dans le domaine de la philosophie en relation avec les sciences, ce qui m’a conduit Ă  changer de sujet de recherche et Ă  m’orienter vers l’histoire de la philosophie des sciences, l’empirisme logique, la philosophie de Rudolf Carnap, ce qui a constituĂ© le sujet de mon habilitation Ă  diriger des recherches, soutenue beaucoup plus tard, en 2009.

Expliquer le concept de pensée mécanique

Pourriez-vous nous expliquer le concept de pensée mécanique ? Est-ce que la pensée mécanique est une forme de pensée qui couvrirait toute pensée humaine ou un type de pensée particuliÚre, comme la pensée symbolique ?

Cette question porte en fait sur les conclusions auxquelles je suis arrivĂ© dans ma recherche doctorale. Il est frĂ©quent que les docteurs qui viennent de soutenir cherchent Ă  publier leur thĂšse sous la forme d’un livre. Il m’a semblĂ© que ma thĂšse de doctorat avait un caractĂšre trop exploratoire pour qu’elle puisse comme telle faire l’objet d’une publication. Je me suis alors engagĂ© dans la rĂ©daction d’un livre qui tirait les consĂ©quences des conclusions de ma thĂšse pour aller plus loin et tenter de prolonger le travail accompli. Cela prit la forme d’un livre intitulĂ© La Machine en logique, paru en 1998 aux Presses universitaires de France, dans la collection « Science, histoire et sociĂ©tĂ© Â» qui Ă©tait dirigĂ©e par Dominique Lecourt. C’est dans cet ouvrage, et dans ce contexte, que j’ai tentĂ© de faire droit Ă  l’idĂ©e de pensĂ©e mĂ©canique. Les approches philosophiques de l’intelligence artificielle (telle qu’elle Ă©tait conçue Ă  l’époque) me semblaient insatisfaisantes et il me semblait Ă©vident qu’une approche diffĂ©rente Ă©tait possible et souhaitable. Un grand nombre de questions Ă©taient effectivement soulevĂ©es au sujet de l’intelligence artificielle. Par exemple : des machines pourront-elles un jour faire tout ce qui est rendu possible par l’intelligence humaine ? À supposer qu’une machine ait un comportement indiscernable de celui d’un ĂȘtre humain, serions-nous justifiĂ©s Ă  dire qu’elle est intelligente ou qu’elle est capable de penser ? Les thĂ©orĂšmes d’incomplĂ©tude de Gödel peuvent-ils servir Ă  dĂ©montrer que certaines capacitĂ©s humaines seront toujours inaccessibles aux machines ? La structure fonctionnelle des machines informatiques donne-elle des clefs pour les problĂšmes discutĂ©s en philosophie de l’esprit ? Quelle signification peut-on donner Ă  une expression telle que « des machines pensent Â». C’était vraiment ce genre de questions qui Ă©taient discutĂ©es entre les gens qui s’intĂ©ressaient Ă  l’Intelligence artificielle. Notons au passage que les questions les plus en vogue aujourd’hui parmi les philosophes qui s’intĂ©ressent Ă  l’intelligence artificielle, par exemple sur l’éthique, les biais cognitifs ou l’explicabilitĂ©, sont vraiment d’une tout autre nature. Toutes ces questions Ă©taient certainement lĂ©gitimes, mais il me semblait qu’elles passaient Ă  cĂŽtĂ© des vĂ©ritables problĂšmes, ou disons des problĂšmes les plus intĂ©ressants et que la vraie difficultĂ© Ă©tait de trouver une formulation qui ne soient pas la rĂ©pĂ©tition contemporaine de questions qui auraient pu ĂȘtre posĂ©es, ou qui ont Ă©tĂ© effectivement posĂ©es, dans le passĂ©, bien avant les premiers essais d’IA. Lorsqu’on parlait de logique pour l’intelligence artificielle, il Ă©tait question de systĂšmes de logique non monotone, du problĂšme de la reprĂ©sentation logique des connaissances communes ou d’arriĂšre-plan, ou encore du raisonnement en situation d’incertitude. C’est ce qu’on trouve typiquement dans le livre de Genesereth et Nilsson sur les fondements logique de l’IA. Pour moi, ce sont des questions d’ingĂ©nierie logique, au sens de la conception de systĂšmes formels adaptĂ©s Ă  une application particuliĂšre, qui ne prennent pas les problĂšmes Ă  la racine. Il me semblait beaucoup plus intĂ©ressant et plus profond d’essayer de comprendre le rapport entre une preuve et un programme, ou entre une opĂ©ration logique de rĂ©duction d’un terme et l’effectuation d’un calcul. Est-il possible de distinguer, dans une dĂ©monstration mathĂ©matique, ce qui relĂšve du calcul et ce qui relĂšve de la preuve proprement dite. VoilĂ  une tout autre approche, logique, des problĂšmes de la mĂ©canisation de la pensĂ©e. Il me semblait intĂ©ressant de ne pas se focaliser sur ce qu’on appelait « intelligence humaine Â», expression hautement problĂ©matique, et de s’interroger sur les capacitĂ©s des machines en partant de modĂšles abstraits du calcul, tels qu’ils sont Ă©tudiĂ©s en logique.

Par « pensĂ©e mĂ©canique Â» j’entendais l’ensemble des capacitĂ©s que manifestent ou pourraient manifester des machines et qui reposent sur des possibilitĂ©s de calcul et de traitement de l’information. Cela correspond Ă  une tout autre approche des questions philosophiques soulevĂ©es par l’informatique et l’intelligence artificielle que celles qu’on pouvait trouver dans la littĂ©rature il y a une trentaine d’annĂ©e, au moment oĂč je terminais ma thĂšse de doctorat. Mais dans les annĂ©es qui ont suivi, le plus gros de mes recherches a suivi une autre orientation, vers l’histoire de la philosophie des sciences, et les usages que faisaient de la logique les empiristes logiques. Je n’ai donc pas poursuivi frontalement cette idĂ©e de pensĂ©e mĂ©canique.

Aujourd’hui, je vois dans les travaux de l’un de mes doctorants, Henri Salha, une tout autre approche qui me semble extrĂȘmement riche et prometteuse, dĂ©veloppĂ©e Ă  partir de la question de savoir si la programmation est une connaissance, et en quel sens. Il s’agit d’une thĂšse en cours, dont je ne peux parler plus longuement ici, mais qui Ă  mon sens renouvelle en profondeur l’idĂ©e gĂ©nĂ©rale de pensĂ©e mĂ©canique, en lui donnant un sens diffĂ©rent et beaucoup plus prĂ©cis de celui que j’envisageais dans les annĂ©es 1990.

Les travaux de Turing et de Wittgenstein sur les machines

Que faut-il retenir sur un plan philosophique des travaux de Turing sur l’IA ? Vous avez publiĂ© Ă  propos des contributions de Wittgenstein sur le thĂšme des machines et de la pensĂ©e, travaux un peu moins connus par le grand public que ceux de Turing. Pourriez-vous nous rappeler le point de vue de Wittgenstein et nous dire pourquoi il est important pour le devenir de l’IA?

Turing est mort en 1954, et le programme de l’intelligence artificielle est censĂ© avoir Ă©tĂ© lancĂ© Ă  l’occasion d’une confĂ©rence qui eut lieu en 1956 au Dartmouth college, dans le New Hampshire aux Etats-Unis. Si l’on veut parler des travaux de Turing sur l’IA, il faut comprendre que l’on parle de textes de Turing qui ont Ă©tĂ© utilisĂ©s pour rĂ©flĂ©chir aux questions soulevĂ©es ultĂ©rieurement par le programme d’intelligence artificielle. Mais Turing est cĂ©lĂšbre en philosophie pour avoir Ă©crit un texte intitulĂ© « Computing Machinery and Intelligence Â», qui est fondamental pour toutes les questions classiques que j’ai discutĂ©es et critiquĂ©es dans ma thĂšse de doctorat. La question qui se pose aujourd’hui au sujet de ce texte est de savoir s’il est encore pertinent pour l’intelligence artificielle telle qu’elle est conçue aujourd’hui, et qui est trĂšs diffĂ©rente de l’IA du xxe siĂšcle. Il me semble que sur ce point la rĂ©ponse est positive, mais il reste Ă  savoir prĂ©cisĂ©ment quels sont les questions qui sont soulevĂ©es dans ce texte. Ce texte de Turing porte davantage sur l’intelligence humaine que sur l’intelligence artificielle comme rĂ©sultat d’une technologie informatique. Bien sĂ»r, Turing est aussi connu pour ses travaux sur la thĂ©orie de la calculabilitĂ© et sur un modĂšle de machine abstraite. On peut voir lĂ  un rapport avec l’intelligence artificielle, mais d’un tout autre point de vue, plus indirect.

Le lien peut ĂȘtre fait Ă  partir d’une remarque de Wittgenstein, dans les Remarques sur la philosophie de la psychologie, dans laquelle Wittgenstein Ă©crit « Les ‘machines’ de Turing. Ces machines sont bien les hommes qui calculent. Et l’on pourrait aussi bien exprimer ce qu’il dit sous forme de jeux. Â» En allemand : « Diese Maschinen sind ja die Menschen, welche kalkulieren. Â» Il se trouve qu’une traduction française a Ă©tĂ© publiĂ©e, dans laquelle on trouve « ces machines sont des hommes qui calculent Â», ce qui est un contresens.

Sur cette question, j’ai effectivement Ă©crit un article intitulĂ© « Wittgenstein et les machines de Turing Â» paru en 2005 dans la Revue de mĂ©taphysique et de morale, dont l’objectif Ă©tait de discuter et clarifier cette remarque faite par Wittgenstein sur les machines de Turing, Si l’on cherche Ă  aller au-delĂ  de cette citation, on trouve que les relations entre Turing et Wittgenstein sont complexes et ont fait dans les derniĂšres annĂ©es, l’objet d’analyses savantes. La principale rĂ©fĂ©rence, sur cette question, est Juliet Floyd, qui est une spĂ©cialiste mondialement connue de Wittgenstein et qui a Ă©crit plusieurs articles sur Wittgenstein et Turing.

Cela Ă©tant, sur Wittgenstein et l’intelligence artificielle (et non plus Wittgenstein et Turing), il existe un texte remarquable et beaucoup plus ancien qu’on ne peut Ă©viter de citer, qui est l’article de Jacques Bouveresse, « Le fantĂŽme dans la machine Â», dont une partie est parue en 1970, et l’intĂ©gralitĂ© en 1971 dans La parole malheureuse (Paris, Minuit, 1971). Cet article, ou ce chapitre, qui est un vĂ©ritable petit livre de plus de 470 pages, est consacrĂ© Ă  la question de la pensĂ©e des machines, considĂ©rĂ©e du point de vue de l’analyse du langage. Il s’agit donc d’une autre approche philosophique de l’intelligence artificielle, et d’une analyse des textes de Wittgenstein sur la pensĂ©e des machines. Bouveresse considĂšre l’abondante littĂ©rature consacrĂ©e aux machines pensantes et s’interroge sur le genre de signification qu’il est possible de donner Ă  une expression comme « les machines pensent Â», qui a toutes les marques d’une proposition que l’on devrait pouvoir considĂ©rer comme vraie ou fausse, mais que certains ont pu considĂ©rer comme sĂ©mantiquement dĂ©viantes. La discussion porte sur le type logique d’une proposition comme « les machines pensent Â» et sur la « grammaire Â» du verbe « penser Â». A propos de quoi est-il lĂ©gitime de demander s’il pense ?

Le lien entre la logique et l'intelligence artificielle

À l’heure du chat GPT, quel est le lien entre logique et intelligence artificielle ?

Quand on cherche Ă  rĂ©pondre Ă  une telle question, on fait face Ă  deux gros problĂšmes : qu’est-ce que la logique ? Et qu’est-ce que l’intelligence artificielle ? Il n’y a probablement pas de rĂ©ponse qui soit Ă  la fois simple et Ă©clairante pour ces deux questions. Ce qui signifie que les liens entre logique et intelligence artificielle sont nombreux et divers. Ils ont surtout diffĂ©rents degrĂ©s de profondeur. À l’époque de l’intelligence artificielle du xxe siĂšcle, on est parti de l’idĂ©e d’une rĂ©solution gĂ©nĂ©rale des problĂšmes, le general problem solver, comme si l’on pouvait espĂ©rer Ă©crire un programme gĂ©nĂ©ral qui pourrait ĂȘtre appliquĂ© Ă  des problĂšmes quelconques, et ce projet s’est heurtĂ© Ă  de nombreux problĂšmes : le rĂŽle du sens commun et des connaissances d’arriĂšre-plan dans la rĂ©solution de problĂšmes, la reprĂ©sentation formelle des connaissances, le raisonnement en situation d’incertitude ou de connaissances imparfaites, etc. Et on a fait appel Ă  des outils logiques pour la rĂ©solution de ce genre de difficultĂ©. Des mĂ©thodes de reprĂ©sentation formelle spĂ©cifiques, les systĂšmes logiques non monotones, des mĂ©thodes et des stratĂ©gies de rĂ©solution, etc. Si on veut qualifier de « logique Â» toutes ces mĂ©thodes, on pourra dire qu’elles s’appliquent Ă  une certaine conception de l’intelligence artificielle. Mais ce n’est Ă©videmment pas du tout en suivant cette voie que l’on arrive Ă  des outils d’intelligence artificielle comme ceux que l’on connaĂźt aujourd’hui, qui reposent sur l’application d’algorithmes spĂ©cifiques Ă  des donnĂ©es massives. OĂč se trouve la logique dans de tels outils ? Il n’est pas du tout Ă©vident que ce soit la bonne question Ă  poser. On a plutĂŽt envie de demander quelles sont les mĂ©thodes formelles qui sont utilisĂ©es dans ces outils, et se pose alors la question de savoir si certaines de ces mĂ©thodes se distinguent comme Ă©tant proprement « logiques Â». Si l’on cherche effectivement Ă  rĂ©pondre Ă  une question de ce genre, il est tout Ă  fait possible que l’on soit conduit Ă  reconsidĂ©rer le sens du mot « logique Â», et Ă  opĂ©rer des dĂ©placements conceptuels. Cela a des consĂ©quences Ă©videntes sur la question initiale touchant l’enseignement de l’informatique dans le cursus de formation en logique, c’est une question que l’équipe pĂ©dagogique se pose : que devons-nous enseigner dans cette formation en logique ?