Entretien avec Hillel Rapoport sur l'économie et l'IA

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Texte

Hillel Rapoport est professeur à l'École d'économie de Paris et à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne; il est aussi conseiller scientifique au Centre d'études prospectives et d'informations internationales. Depuis 2008, il est le coordinateur scientifique des conférences annuelles « Migration et Développement » de la Banque mondiale et de l'Agence française de développement. Ses recherches portent principalement sur l'analyse des migrations internationales (déterminants, effets sur les économies d'accueil et de départ, liens avec le commerce international, les flux internationaux de capitaux ou la diffusion technologique et culturelle). Il a également étudié les effets économiques de la diversité et les questions soulevées par l'accueil et la répartition des réfugiés au sein de l'Union européenne.

Il a notamment publié : The Economics of Immigration and Social Diversity (Elsevier, 2006) et Brain Drain and Brain Gain : The Global Competition to Attract Talent (Oxford University Press, 2012). Il a répondu aux questions de l’Observatoire de l'Intelligence artificielle de Paris 1 sur ses recherches sur le big data et l’immigration.

L’immigration et l’importance des données 

Hillel Rapoport : J’ai réalisé mon doctorat en France et j’ai effectué la première partie de ma carrière en Israël et aux États-Unis. Je suis revenu en France il y a dix ans où je suis Professeur à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, rattaché à l’École d’économie de Paris. Mes travaux de recherche portent principalement sur l’immigration et à ce titre, je fais partie du comité interministériel à l'intégration qui est chargé d'évaluer les politiques publiques en matière d'intégration. Mon intérêt pour l’intelligence artificielle et le Big data vient de mes recherches sur l'immigration. 

Il s’agit d’un domaine où l'apport des nouvelles méthodes grâce aux données est considérable puisqu'un grand retard avait été accumulé dans ce domaine par rapport à d'autres domaines de l'économie internationale. Jusqu'à peu, l'immigration était essentiellement mesurée une fois tous les dix ans avec des méthodes traditionnelles, à savoir des vagues de recensement et d’enquête. 

Il est désormais possible d'établir le traçage des mouvements de personnes avec toutes les technologies qu'on peut imaginer, que ce soit la mesure des migrations elles-mêmes et celle de la mobilité. Ainsi, les données de téléphonie mobile s’avèrent un très bon moyen d’obtenir une idée de la mobilité interne au sein d’un pays dans la mesure où les gens ne changent pas de carte SIM. On peut aussi utiliser les informations des réseaux sociaux comme Linkedin, Twitter ou Facebook ou encore les technologies permettant de géolocaliser les individus et ce, avec des fréquences évidemment courtes, qui sont de l’ordre de l’heure, voire de la minute. Quand on s'intéresse aux migrations et à l'immigration et à ses aspects politiques, tout ce qui relève de la mesure, des attitudes, des discriminations, autrement dit de l'analyse textuelle, est primordial. Les économistes utilisent donc des techniques de text mining qui sont fortement mobilisées dans ce qu'on appelle l'économie politique de façon générale. 

À ce sujet, j’ai organisé en octobre 2022 une conférence portant sur “New Data and Methods for Migration Studies : going beyond traditional data sources”. Cette conférence a réuni des spécialistes des migrations de diverses disciplines : économistes, démographes, sociologues, politologues, juristes, statisticiens et computer scientists. La conférence était consacrée à la recherche et à la présentation de nouvelles méthodes d’étude des migrations humaines basées sur des sources de données et des méthodes non traditionnelles.

L’ouverture des données aux chercheurs  

Hillel Rapoport : Un aspect intéressant de ces nouvelles données est qu’elles permettent d’étudier en temps réel la façon dont les personnes issues de groupes sociaux différents interagissent ou entrent en contact. Pensez par exemple à Blablacar ou à Uber où des gens d'origines différentes se rencontrent. Est-ce que le contact avec d'autres personnes de différentes cultures change les attitudes vis-à-vis des autres et de la diversité ? Peut-on observer, à la suite de ces “contacts”, des comportements évoluant vers plus ou moins de discrimination, par exemple dans le fait de refuser tel ou tel chauffeur Uber en fonction de son nom ou de son aspect, ou de partager une voiture avec telle ou telle personne ? Dans un autre registre, les tweets peuvent faire l'objet d’analyses de sentiments et d'attitudes vis-à-vis des immigrés, de la diversité etc. Toutes ces données sont d'une richesse extraordinaire et permettent de revisiter de nombreuses questions relevant de l'analyse des migrations, de l'immigration, de la diversité et de la discrimination.

Certains chercheurs collaborent avec les data centers de compagnies du secteur numérique. Par exemple, Uber a ouvert l’accès à certaines données tout comme les compagnies de téléphonie mobile. Nous n’avons pas accès à tout ce que nous souhaitons, car les entreprises cherchent à préserver certains intérêts commerciaux. Par exemple, les compagnies de téléphonie mobile n’apprécient pas que l’on puisse évaluer leurs parts de marché localement. Néanmoins, dans l'ensemble, je remarque que toutes ces compagnies ont une volonté de partager leurs données. En effet, elles peuvent apprendre des choses sur elles-mêmes, sur certains impacts qu'elles peuvent avoir. En outre, certaines entreprises peuvent avoir la volonté de contribuer socialement au débat public et à la recherche sur certaines questions. 

L'utilisation de techniques et d'outils d'intelligence artificielle en économie

Hillel Rapoport : Par définition, les données de “big data” sont volumineuses et requièrent l’usage de gros ordinateurs et de techniques économétriques spécifiques. On a donc assisté à une révolution sur le plan technologique et sur le traitement des données elles-mêmes. Ainsi, en économie, on utilise beaucoup les techniques de text mining, de machine learning, et plus généralement les données du passé pour nourrir des algorithmes qui permettent de faire des prédictions et d'améliorer les décisions. Prenons l’exemple des politiques de dispersion de réfugiés qui visent à éviter leurs concentrations en un même endroit. Sont-elles efficaces ? Le lieu d'arrivée d’un réfugié est un élément important de son intégration future. En pratique, la dispersion se fait selon des critères administratifs tels que la disponibilité des centres d’accueil sociaux mais là encore, rien ne garantit que de tels critères permettent une intégration satisfaisante. 

Un article a été publié en 2018 dans la revue Science sur l'intégration des réfugiés en fonction de la qualité du “match” (de l’appariement) entre réfugiés et l’endroit où ils sont placés. Elle compare les résultats d’intégration observés pour les placements (administratifs) courants à ceux qui seraient observés si la dernière cohorte de réfugiés avait été placée sur la base d’un algorithme nourri des données du passé et visant à optimiser certains critères d’intégration, par exemple le niveau d’emploi des réfugiés. L’étude a été réalisée à partir de données suisses et américaines. Dans ces deux pays, les réfugiés n’ont pas leur mot à dire en matière de localisation, ils vont là où on leur dit d’aller (sauf, aux Etats-Unis, pour ceux qui ont déjà de la famille sur place). Elle a été réalisée par une équipe du Stanford Immigration Lab (Kirk Bansak, Jeremy Ferwerda, Jens Hainmueller, Andrea Dillon, Dominik Hangartner, Duncan Lawrence, and Jeremy Weinstein, Science Volume 359, Issue 6373, 19 January 2018, https://www.science.org/doi/10.1126/science.aao4408).

Les auteurs ont utilisé les données des cinquante dernières années pour prédire quelle serait l'allocation des réfugiés qui serait optimale au sein d'un pays, selon un certain nombre de critères pré-définis. Ils ont développé une approche d'apprentissage automatique pour développer un algorithme de placement géographique des réfugiés afin d'optimiser leur taux d'emploi global. Les simulations permises par l’algorithme montrent une amélioration des perspectives d'emploi à moyen-terme des réfugiés aux États-Unis d'environ 40 % et en Suisse d'environ 75 %. Après cette phase exploratoire, les mêmes équipes ont pu lancer des programmes pilotes permettant de tester leur algorithme à échelle réduite. Le placement algorithmique de réfugiés soulève bien entendu de nombreuses questions éthiques, mais il a un réel potentiel d'amélioration des politiques publiques d’intégration qu’il ne faut pas négliger.

En économie, il me semble que le recours à l'intelligence artificielle est relativement plus fort que dans d'autres sciences sociales. Il reste que c’est aussi une question générationnelle. Un nombre croissant de nos doctorants sont formés aux nouveaux langages et aux techniques de codage qui permettent d'utiliser les nouvelles sources de données disponibles. Par exemple, l'École d'économie de Paris dispense des cours de machine learning ou de “big data econometrics”. C'est désormais une exigence d'être capable de se confronter à ces nouvelles techniques et méthodes. Par ailleurs, l’intelligence artificielle permet de revisiter de vieilles questions et d'en poser de nouvelles. Ce n'est pas juste une mode liée à la nouveauté et à la technologie, mais véritablement quelque chose de beaucoup plus fondamental. 

Brain Gain, Brain Drain et IA 

Hillel Rapoport : De façon générale, je ne suis pas particulièrement pessimiste sur les questions de brain drain pour les pays d’origine. Je pense que la circulation des scientifiques est une bonne chose. Certes, il y a une fuite d’experts en intelligence artificielle et de cerveaux européens de façon générale vers les États-Unis. Je ne suis pas sûr que ce soit fondamentalement une mauvaise chose. 

De même, je ne suis pas certain fondamentalement que cela soit une mauvaise chose pour les pays en développement qu'il y ait des gens hautement qualifiés qui s'en vont. Mon point de vue assez optimiste sur ces questions vient de deux arguments qui font qu’à côté du brain drain il y a aussi un brain gain. D’une part, la circulation des cerveaux favorise la création de réseaux, de ponts entre pays et entre communautés de chercheurs. Et ces réseaux scientifiques, commerciaux ou d'affaires, selon le domaine auquel on s'intéresse, sont des bonnes choses pour les pays d'origine. C'est une manière de se lier avec des pays plus avancés dans de nombreux domaines de connaissances. Et généralement, les talents reviennent au bout d'un certain temps ou, même s'ils ne reviennent pas, il y a des coopérations qui se nouent, des opportunités qui se créent de part l’existence des réseaux liés à la diaspora. D’autre part, il ne faut pas négliger l’importance des incitations à se former quand on a des opportunités de migration. Combien de médecins africains ou d’ingénieurs indiens se seraient formés à ces métiers sans la possibilité d’exercer à l’étranger? L’importance relative du brain drain et du brain gain dépend du contexte, c’est une question empirique qu’il s’agit d’étudier avec prudence et sans préjugés.