Entretien avec Caroline Gabez sur l'accès aux documents administratifs et IA

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Caroline Gabez est rapporteure générale de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) depuis juin 2021. Elle a été précédemment magistrate rapporteure au tribunal administratif de Cergy-Pontoise. Elle a accepté de répondre à nos questions sur l’accès aux documents administratifs et l’intelligence artificielle.

Présentation de la Commission d’accès aux documents administratifs et de ses missions

Caroline Gabez : Le droit d’accès aux documents administratifs est constitutionnellement garanti. Il s’agit d’un gage de transparence administrative. La Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) est une autorité administrative indépendante qui a été créée en 1978 pour assurer la bonne application de ce droit d’accès. La CADA est chargée de veiller au respect de la liberté d’accès aux documents administratifs, mais aussi, de manière moins connue, aux archives publiques ainsi qu’à la réutilisation des informations publiques.

La CADA rend des avis qui constituent une voie de recours précontentieuse, il s’agit en effet d’un recours administratif préalable obligatoire avant la saisine du juge. Toute personne ou autorité administrative qui se voit refuser l’accès à un document administratif ou n’obtient pas de réponse dans un délai d’un mois, peut saisir la CADA pour que celle-ci se prononce sur le caractère communicable ou non de ce document. Cette possibilité de saisie existe également lorsqu’elle reçoit une décision défavorable pour la réutilisation d’informations publiques.

La CADA peut donner des conseils aux administrations pour la mise en œuvre du droit d’accès ou du droit à réutilisation. Toute autorité administrative peut se tourner vers elle pour être éclairée sur le caractère communicable d’un document administratif ou d’une archive publique, sur la mise en ligne des documents administratifs ou sur la possibilité et les conditions de réutilisation des informations publiques. Par ses avis et ses conseils, elle veille à la transparence de l’action administrative et fait connaître son interprétation des textes applicables. Elle peut proposer au gouvernement les modifications nécessaires pour améliorer l’exercice du droit d’accès et, en matière de réutilisation des informations publiques, elle peut également prononcer des sanctions à l’encontre des personnes qui réutilisent des informations publiques en violation des prescriptions du code des relations entre le public et les administrations.

Les avis de la CADA sont consultatifs et ne lient pas l'administration qui peut décider de ne pas les suivre. Il n’en demeure pas moins qu’ils ont une portée réelle puisqu’en pratique les avis de la CADA sont suivis dans 70% des cas.

La CADA est composée d’un collège de 11 membres titulaires et de leurs suppléants. Elle est présidée par un conseiller d’État, Bruno Lasserre. Les dix autres membres sont des juristes, des parlementaires, des élus ou encore des personnes qualifiées en matière d’archive et de concurrence. Le collège se réunit toutes les trois semaines. À cette occasion la rapporteure générale présente à l’oral les dossiers qui ont attiré son attention en raison de leur sensibilité ou de leur problématique juridique et sur lesquels les membres du collège sont invités à délibérer.

Pour l’accomplissement de ses missions, la CADA s’appuie sur un secrétariat général qui renseigne, enregistre et assure la mise en état des dossiers. Par ailleurs, 15 rapporteurs dont deux spécialisés dans le domaine des archives, rédigent les projets d’avis et de conseil. Il s’agit pour la plupart des magistrats administratifs exerçant ces fonctions en plus de leurs fonctions juridictionnelles. Leur activité est coordonnée par un rapporteur général assisté d’un ou deux rapporteurs généraux adjoints à ce jour non permanents.

Le principe du droit d’accès est simple, il s’agit d’un libre accès des documents administratifs sous réserve des secrets protégés. Le Code des relations entre le public et l'administration définit la notion de document administratif de façon très large (art. L. 300-2) et la loi ne donne pas de liste exhaustive de documents administratifs tant ils sont nombreux et de formes différentes. Peu importe la forme du document qui peut se présenter sous forme écrite, sous forme d'enregistrement sonore ou visuel ou sous forme numérique ou informatique. Cela peut être des dossiers, rapports, études, comptes rendus, procès-verbaux, statistiques, directives, instructions, circulaires … voire même des sms. Les informations contenues dans des fichiers informatiques et qui peuvent en être extraites par un traitement automatisé d'usage courant sont également concernées. Par ailleurs, la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique a introduit de nouveaux documents soumis au droit d’accès et à la réutilisation publique dont les codes sources (art.  L. 300-2 du CRPA).

La doctrine et les travaux développés par la CADA sur le numérique et sur l'intelligence artificielle

Caroline Gabez : Depuis la fin des années 2010, la CADA est confrontée à des saisines d’un type nouveau avec l’utilisation de l’informatique et des prises de décisions automatisées. La commission s'efforce d'adapter les principes de la loi de 1978 à ce nouvel environnement numérique et aux nouvelles technologies.

Ainsi, dès janvier 2015 et donc en amont de la loi pour une République numérique, la CADA a qualifié, dans un avis 20144578, le code source du logiciel simulant le calcul de l'impôt sur les revenus des personnes physiques de document administratif communicable.

S’agissant des travaux menés en matière d'intelligence artificielle, en 2017, un hackathon sur les données de la CADA a été organisé par la Commission, la Cour des comptes et la ​Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. Cet hackathon a été organisé sur deux jours. À l’issue de cet événement, un outil a été mis à disposition des usagers et des administrations sur le site web de la CADA. Ce « simulateur » s’apparente à un arbre décisionnel : il s’agit d’un outil d’aide pour les administrations et d’information pour les demandeurs sur le caractère communicable des documents administratifs, dans les domaines où la doctrine de la CADA est bien établie. Mis à part ce simulateur et compte tenu de sa taille, de ses moyens et de son office, force est de constater que la CADA n’a pas fait recours à des outils faisant appel à l’IA ou financé d'autres projets recourant à l'intelligence artificielle.

À mon sens, il est en revanche important de souligner que la Commission est pionnière en matière d’open data. Dès la fin de l’année 2015, elle a décidé de rendre ses avis et conseils librement et gratuitement accessibles pour tous. Ainsi, si la CADA n’a pas les moyens de faire de l’IA, elle met à disposition de tous gratuitement la matière qui peut permettre à des personnes d’en faire. Ses avis et conseils représentent un intérêt certain pour le public qui souhaite développer des projets en lien avec l’intelligence artificielle et les documents administratifs. 

Il est également important de préciser que depuis septembre 2022, le collège de la CADA compte un professeur universitaire spécialisé en IA et cette nouvelle nomination va permettre une expertise accrue des dossiers en lien avec ces sujets.

Un travail en étroite collaboration avec la CNIL

Caroline Gabez : La Commission nationale de l'informatique et des libertés et la CADA ont des missions qui se complètent et les liens entre les deux institutions sont favorisés notamment en raison de leur même implantation géographique. Il y a donc des réflexions communes à l’instar de la constitution d’un guide pratique sur l'open data en 2016.

Il existe par ailleurs une représentation de la CADA et de la CNIL au sein des deux collèges. Les textes prévoient également des collèges uniques lorsqu'un sujet d'intérêt commun le justifie et selon la nature du dossier. Pour les dossiers techniques et complexes, bien que peu importants en nombre mais présentant de forts enjeux sociétaux, la CADA peut compter sur l’expertise et l’aide précieuse de la CNIL.

⇒ Lire aussi : Entretien croisé avec Bertrand Pailhès et Félicien Vallet, agents de la CNIL

Les enjeux de transparence lors de l’examen des dossiers ayant trait aux algorithmes

Caroline Gabez : Le recours aux systèmes d’IA doit s’accompagner d’exigence de transparence, et d’un droit d’accès effectif à certains documents et informations. Comme déjà évoqué, la loi pour une République numérique a consacré la doctrine de la commission en incluant les codes sources dans la liste des documents administratifs librement communicables.

Toutefois, cette communication ne peut intervenir que sous réserve des secrets protégés par la loi. Parmi les secrets, figure la sécurité des systèmes d’informations puisque la divulgation du code source peut constituer un facteur de vulnérabilité des systèmes d'information. C’est la raison pour laquelle la doctrine de la CADA tend à s’affiner, afin de trouver le juste équilibre entre ouverture et protection des codes sources. Les impératifs de sécurité des systèmes d’information ne doivent en effet pas entrer en contradiction avec la mise en œuvre de la politique d’ouverture des codes sources. Cette réserve doit faire l’objet d’une interprétation stricte, ainsi qu’il ressort de l’avis du 13 janvier 2022 20213847 sur l’accès au code source de Parcoursup.

Le secret des affaires et la propriété intellectuelle peuvent également faire obstacle à la mise à disposition des codes sources lorsque ces derniers sont développés par des entreprises privées. La CADA a pu constater que la divulgation du code source à l'instar de ceux qui se rapportent aux votes électroniques utilisés par les administrations présente des enjeux importants. Ainsi, dans un avis 20221454, la CADA a relevé qu’une réflexion mériterait d’être menée sur les codes sources pour ménager un équilibre plus juste entre la transparence en tant que facteur de transparence des citoyens et les libertés d’autrui qui incluent le secret des affaires et la propriété intellectuelle. Il est parfois complexe de trouver le juste milieu pour ces dossiers.

La loi pour une République numérique a également consacré des règles définissant le traitement algorithmique ainsi que les principales caractéristiques de sa mise en œuvre au bénéfice de l’usager qui a fait l’objet d’une décision individuelle prise sur le fondement de ce traitement algorithmique. Une décision individuelle prise sur le fondement d'un traitement algorithmique comporte une mention explicite qui doit indiquer la finalité poursuivie par ce traitement algorithmique. Cette mention rappelle le droit d'obtenir la communication des règles définissant ce traitement et des principales caractéristiques de sa mise en œuvre, ainsi que les modalités d'exercice de ce droit à communication et de saisine, le cas échéant, de la commission d'accès aux documents administratifs. Toutefois, ces textes ne sont assortis d’aucune sanction, ce qui en limite la portée effective. La CADA n’est que très peu saisie sur ces questions. La plupart des saisines l’ont été à propos de Parcourusp et de la Cnaf.

Une difficulté tient en outre à la multiplication des législations spéciales dérogatoires au droit d’accès prévu par le code des relations entre le public et l’administration. Par exemple, le Code de l’éducation prévoit un accès spécifique aux traitements algorithmiques comme celui de Parcoursup. 

Le rôle clef de la transparence administrative dans la stratégie à déployer concernant l’intelligence artificielle et l'action publique 

Caroline Gabez : La CADA souscrit pleinement à la position du Conseil d’État dans son rapport d'août 2022 intitulé « Intelligence artificielle et action publique : construire la confiance, servir la performance » ?  Sur la nécessité d’une politique de déploiement volontariste de l’IA.

Comme souligné par le Conseil d’État, si l’intelligence artificielle suscite encore des craintes souvent exagérées, elle connaît des avancées technologiques spectaculaires, permettant d'assister l’humain dans des tâches impossibles à réaliser jusque-là. En appui des administrations, son utilisation pourrait améliorer concrètement la qualité du service public rendu aux citoyens. Cependant, le déploiement d’une stratégie de l’IA au service de la performance publique et qui devra créer les conditions de la confiance, doit se faire par étapes. Il y a donc un travail d’encadrement juridique et des efforts de pédagogie à produire. Il est indispensable de construire une IA reposant sur les sept piliers évoqués par le Conseil d’État dont celui de la transparence administrative et auquel la CADA souscrit bien entendu entièrement.

⇒ Lire aussi : « IA et action publique : construire la confiance, servir la performance » - Étude à la demande du Premier ministre

Les défis à venir en matière d’intelligence artificielle et d’accès aux documents administratifs 

Caroline Gabez : La transparence joue un rôle primordial dans l’acceptabilité du recours à l’IA. Un effort de pédagogie est nécessaire, au niveau des agents et au niveau des usagers car on parle d’un sujet technique et particulièrement complexe. Les usagers et les agents doivent être accompagnés et formés.

La promotion de l’ouverture des données publiques est un pilier du développement de l’IA et l’ouverture des données publiques conditionne de nombreux usages qui en sont faits. Les enjeux de l’open data sont considérables tant en matière de transparence accrue de l’action publique qu'économique.

En dépit des efforts fournis, cette ouverture soulève des difficultés sur le plan juridique et pratique. Sur le plan juridique, la première difficulté tient au respect des données. Pour qu’une base de données soit mise en ligne, elle ne doit contenir aucune mention protégée et même si le document est expurgé de ces mentions, la mise en ligne ne peut en principe intervenir que lorsque le document est entièrement anonymisé. Dès lors, en toute rigueur, ces bases de données devraient être pensées dès la conception dans l'optique de cette mise en ligne. Cela étant, c’est rarement le cas surtout pour les bases de données anciennes. Les administrations sont confrontées à cette difficulté car les demandes sur ces bases anciennes sont tout aussi légitimes. Il y a une réticence de certaines administrations à jouer le rôle de la transparence mais il faut admettre qu’il y a parfois aussi une impossibilité technique et matérielle de publication des données.

Pour conclure, je dirais que les enjeux d’open data et d'intelligence artificielle sont intrinsèquement liés. Ce sont deux défis de notre société à relever. De belles avancées ont été réalisées et les administrations avancent pas à pas sur ces sujets. Elles méritent d'être pleinement accompagnées dans cette logique.