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Regard sur

Publication de l'étude annuelle 2022 du Conseil d'État sur les réseaux sociaux

Le Conseil d’État a publié, le 27 septembre 2022, son étude annuelle pour l’année 2022 intitulée "Les réseaux sociaux : enjeux et opportunités pour la puissance publique" dont l’un des principaux objectifs est de replacer l’utilisateur au centre des préoccupations. Pour ce faire, le Conseil d’État formule 17 propositions pour permettre le rééquilibrage des forces en faveur des utilisateurs, armer la puissance publique dans son rôle de régulateur et également penser demain. L’étude annuelle du Conseil d’État relève que les réseaux sociaux fonctionnent avec des technologies d’intelligence artificielle et sont soumis aux législations relatives aux systèmes d’IA mais il émet des recommandations plus spécifiques aux réseaux sociaux.

Lien vers l'étude "Les réseaux sociaux : enjeux et opportunités pour la puissance publique"

Une étude dans la lignée du DMA, du DSA et de la doctrine du Conseil d’État. Cette étude annuelle coïncide avec la mise en place d’un cadre de régulation européen ambitieux pour les réseaux sociaux visant à préciser les obligations à la charge sur les grandes plateformes permis par les règlements sur les marchés et services numériques communément nommés Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA). Elle s’inscrit également dans la lignée de la réflexion engagée par le Conseil d’État depuis 1997 sur les développements du numérique et en particulier de ses précédentes études annuelles : Le numérique et les droits fondamentaux (2014), Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l'"Ubérisation" (2017). L’étude annuelle de 2022 du Conseil d’État paraît moins d’un mois après la publication d’une étude, réalisée à la demande de la Première ministre, sur l’intelligence artificielle, ses potentialités et ses risques pour l’action publique.

Lire l'article sur l'étude " IA et action publique : construire la confiance, servir la performance "

Un rapport sur les constats et la régulation à mettre en place. Le Conseil d’État part du constat  des bouleversements considérables d’ordre démocratique, stratégique, économique et sociétal ainsi qu’écologique induits par les réseaux sociaux qui s'affirment comme un moyen de communication incontournable dans la mesure où près de 60% de la population est active sur les réseaux sociaux. C’est la raison pour laquelle le Conseil d’État a entendu répondre aux questions suivantes : qu’est-ce qu’un réseau social ? Sur quels modèles technologiques et économiques reposent les principaux réseaux sociaux ? Quelles sont leurs potentialités, mais aussi les risques qu’ils recèlent pour la société ? Le Conseil d’État affirme ainsi sa volonté de rompre avec les deux dernières décennies marquées principalement par l'autorégulation et compte désormais accompagner la réglementation émergente visant à encadrer les réseaux sociaux. Dans une première partie, l’étude s’attache à clarifier la notion de réseau social ainsi que le cadre juridique applicable. La deuxième partie vise à identifier les enjeux soulevés par cet outil y compris les opportunités qu’il offre pour les administrations. Enfin, la troisième partie  développe une série de recommandations visant à permettre à la puissance publique de favoriser un usage plus équilibré de ces réseaux

Une clarification sur la notion, le cadre et les défis des réseaux sociaux 

La notion de(s) réseau(x) social(ux) et leur fonctionnement. Dans son étude annuelle, le Conseil d’État souligne la grande diversité des réseaux sociaux comme leur caractère protéiforme c’est-à-dire plus ou moins publics, à usage professionnel ou de loisir, faisant des discussions ou échanges de contenus une fonctionnalité principale ou accessoire, etc. Le Conseil d’État relève que les différences avec d’autres notions, comme celle de médias sociaux ou de messageries, sont faibles voire inexistantes. En raison de la diversité des réseaux sociaux et du phénomène d’hybridation des plateformes, l’étude retient une définition large de  la notion de « réseaux sociaux ». Le Conseil d’État indique qu’il s’agit de l'approche retenue par le règlement européen Digital Markets Act (DMA) lequel définit un réseau social comme « une plateforme permettant aux utilisateurs finaux de se connecter, de partager, de découvrir et de communiquer entre eux sur plusieurs appareils notamment via des chats, des publications, des vidéos et des recommandations. » 

Par ailleurs, comme indiqué dans la synthèse du rapport, l’étude rappelle les conditions d’inscription sur les réseaux sociaux, les principales fonctionnalités de ces réseaux ainsi que leur mode de fonctionnement, essentiellement fondés sur l’utilisation des données personnelles des utilisateurs et sur l’usage des algorithmes. L’étude précise les caractéristiques des modèles économiques des réseaux sociaux et souligne qu’ils conduisent à renforcer les plus importants d’entre eux, comme l’exprime la formule désormais consacrée du « winner take most » (le gagnant prend l’essentiel). La distinction entre les réseaux sociaux dits « grand public », qui reposent sur une organisation centralisée et poursuivent un but lucratif – même s’ils donnent l’illusion de la gratuité en faisant commerce des données – et les réseaux sociaux décentralisés, qui fonctionnent sur un modèle collaboratif, apparaît à cet égard fondamentale pour appréhender les enjeux que posent les réseaux sociaux.

Le cadre juridique des réseaux sociaux. Le Conseil d’État explique également le régime juridique applicable aux réseaux sociaux, qu’il qualifie « le droit multi-face des réseaux sociaux » en référence aux théories de l’économiste Jean Tirol. Ainsi, il relève que les réseaux sociaux sont soumis à un droit composite dont le droit des télécommunications, le droit des données personnelles, le droit applicable aux algorithmes et à l’intelligence artificielle, le droit de la concurrence, le droit du commerce, le droit des contrats et de la consommation ou encore les droits et libertés fondamentaux. Cela étant, le Conseil d’État soutient que le droit des réseaux, quoique fragmenté, repose sur un socle de valeurs communes : la liberté d’entreprendre, la liberté d’expression, la protection de la vie privée et la protection de l’ordre public. Il est intéressant de signaler que le Conseil d’État constate que le droit régissant les abus de la liberté d’expression, le droit pénal, le droit de la consommation, le droit de la publicité, le droit des mineurs, le droit de la concurrence et le droit des données personnelles se sont transformés sous l’effet des réseaux sociaux. Ce régime juridique multi-face conduit à ce que de nombreux régulateurs soient compétents, aux niveaux national et européen. 

Les défis et les enjeux soulevés par les réseaux sociaux. Bien que le Conseil d’État rappelle les nombreuses opportunités que présentent les réseaux sociaux, y compris pour l’action publique elle-même, six défis sont identifiés : 

  • Le premier défi concerne l’autonomie stratégique française et européenne. Le Conseil d’État estime que les réseaux sociaux fragilisent les États en raison de leur maîtrise technologique, de leur poids économique, des modèles qu’ils promeuvent, des informations qu’ils détiennent sur des centaines de millions d’individus grâce à leurs données personnelles, et de leur capacité à s’affranchir de toute limite spatiale et temporelle pour imposer leurs conditions contractuelles à travers le monde et « optimiser » l’application des réglementations (y compris fiscales). Le Conseil d’État affirme que cette hégémonie des grands réseaux, essentiellement américains et chinois, interroge en termes d’autonomie stratégique des acteurs économiques et même des États européens. Dès lors, il en déduit que le meilleur niveau d’action apparaît être celui de l’Union européenne, y compris pour proposer des alternatives techniques à l’instar d’un cloud européen.
  • Le deuxième défi est lié au rapport complexe que les réseaux sociaux entretiennent avec la démocratie. D’un côté, les réseaux sociaux permettent de donner du poids à l’expression citoyenne et se révèlent un outil de communication essentiel en période électorale. De l’autre côté, ils comportent aussi des risques notamment en termes de manipulations, de campagnes de désinformation ou encore de tentatives de déstabilisation.
  • Le troisième défi concerne de façon positive et négative le fait que les réseaux sociaux ont changé le mode de fonctionnement du débat public. Ils ont en effet démultiplié les possibilités d’échanges individuels et ont permis à tout un chacun de faire entendre sa voix, y compris les plus minoritaires ou isolés. Dans le même temps, ils ont fragmenté voire atomisé le débat public dans la mesure où des groupuscules extrêmes ont pu ainsi trouver dans cet outil de communication un moyen nouveau de diffuser leurs idées, y compris pour déstabiliser la démocratie représentative. Par ailleurs, pour accroître le temps de présence des utilisateurs sur les grands réseaux et multiplier les gains publicitaires, les contenus les plus virulents et les moins nuancés, qui accentuent l’engagement des utilisateurs, sont mis en avant par les algorithmes. Dans ces conditions, le Conseil d’État constate que permettre un débat serein et constructif tout en préservant la liberté d’expression n’est pas aisé.
  • Le quatrième défi concerne l’identité et l’intimité de l’individu. Le Conseil d’État soutient que l’existence de l’homme comme « animal social » se trouve modifiée par les réseaux sociaux. En effet, les contours de la vie privée des individus se trouvent redessinés : de l’expression publique à l’expression privée et même de l’identité à la mort, les réseaux sociaux transforment le rapport de l’individu au monde. À titre d’illustration, maîtriser son image est désormais le souci de beaucoup et pas seulement des célébrités, l’e-réputation pouvant se détruire en quelques clics. Des questions inédites apparaissent avec les réseaux sociaux comme celle de la mort numérique, de la sécurisation des identités et de la vérification des âges à l’ère du numérique, des traces numériques que les individus sèment à tous les vents…
  • Le cinquième défi est celui de la prise en compte des mutations économiques, sociales et écologiques provoquées par les réseaux sociaux. Les réseaux sociaux grand public, en raison de leur poids économique et du type particulier d’écosystème sur lequel ils reposent, ont transformé le secteur de la publicité, enrichi le marché de la data, permis l’émergence de nouveaux métiers ou activités comme le social listening, les community managers, les influenceurs, les créateurs de contenus ou encore les « travailleurs du clic ». L’étude souligne également le défi écologique induit par la démultiplication de l’usage des réseaux sociaux. Ils sont déjà responsables de 4 % des émissions des gaz à effet de serre et ce niveau pourrait atteindre 7 % en 2040. 
  • Le dernier défi est celui des nouveaux dangers induits par les réseaux sociaux, notamment pour les mineurs dont l’addiction aux écrans, la mésestime de soi, l’exposition à la pornographie ou encore le harcèlement en ligne, mais aussi de façon plus générale pour la tranquillité publique telles que les atteintes à la réputation, les vengeances privées et les fraudes.

Les outils d’expertise, d’analyse et de régulation à la disposition de la puissance publique. L’étude rappelle l’importance du rôle du juge, dans un secteur dominé par la régulation administrative, en particulier lorsqu’est en cause la liberté d’expression. De manière générale, il apparaît que les efforts des pouvoirs publics ont surtout porté ces dernières années sur la lutte contre la criminalité sur les réseaux sociaux, ce qui est parfaitement compréhensible.

L’étude présente également les arbitrages cruciaux au niveau européen avec l’adoption du Digital Services Act et du Digital Markets Act. Le choix opéré est celui d’un encadrement des réseaux sociaux fondé sur la logique de proportionnalité, la responsabilisation des acteurs et une supervision renforcée confiée à la Commission européenne s’agissant des plus grandes plateformes. Le DSA et le DMA introduisent des mécanismes de régulation ex ante faisant reposer sur les acteurs eux-mêmes, notamment les très grands réseaux sociaux ainsi que la mise en place des instruments techniques permettant d’assurer effectivement le respect du principe de base selon lequel « ce qui est légal hors ligne doit être légal en ligne et ce qui est illégal hors ligne doit être illégal en ligne ». Ces deux textes visent notamment à lutter contre les propos illicites, exiger des opérateurs loyauté et transparence, astreindre les très grandes plateformes à des obligations supplémentaires notamment en termes de modération afin de mieux garantir la liberté d’expression, s’assurer d’un accès effectif des chercheurs aux données et aux algorithmes, imposer des prescriptions en amont pour limiter les concentrations et les abus de position dominante, garantir un marché équitable. 

Une meilleure régulation des réseaux sociaux pour replacer l’utilisateur au centre et armer la puissance publique

Trois axes de recommandations à droit constant. Les propositions du Conseil d’État ne portent pas principalement sur l’édiction de nouvelles normes, puisque le cadre normatif est désormais largement défini par les règlements que l’Union européenne vient d’adopter. Il s’agit donc de mobiliser des leviers d’actions visant à favoriser un usage plus raisonné et plus équilibré des réseaux sociaux. Les recommandations de l’étude annuelle de 2022 du Conseil d’État s’articulent ainsi autour de trois axes : rééquilibrer le rapport de force en faveur des utilisateurs, armer la puissance publique pour réguler et optimiser l’usage des réseaux sociaux sans oublier la sauvegarde de la souveraineté et la dimension environnementale, ou encore penser dès maintenant les réseaux sociaux de demain.

Rééquilibrer le rapport de force en faveur des utilisateurs. Le Conseil d'État estime prioritaire le rééquilibrage des forces en faveur des utilisateurs, y compris par la promotion d’instruments garantissant l’autonomie stratégique et la préservation effective des droits fondamentaux des citoyens européens. D’après le Conseil d’État, les textes que vient d’adopter l’Union européenne rendent possible un tel rééquilibrage bien que des actions complémentaires ou renforcées paraissent possibles et souhaitables.

  • En premier lieu, ce rééquilibrage doit s’opérer au niveau contractuel tant au stade de la formation de ce contrat ou de sa modification, notamment en redonnant une réelle place aux utilisateurs ou aux associations qui les représentent, qu’aux différents stades de la vie du contrat. Le Conseil d’État recommande à cette fin d’engager une politique forte de soutien aux associations d’utilisateurs leur permettant de peser dans la négociation des clauses les plus problématiques voire, à moyen terme, d’obtenir des standards minimums. Il propose également de promouvoir les dispositifs de vérification d’âge et d’authentification des identités afin de sécuriser les échanges contractuels et lutter contre le sentiment d’impunité.
  • En deuxième lieu, le Conseil d’État propose un rééquilibrage au niveau de l’architecture de choix. Soulignant l’importance d’aider les utilisateurs à mieux maîtriser l’outil que constituent les réseaux sociaux, notamment les fonctionnalités de l’interface (à travers les paramétrages), le Conseil d’État suggère de faciliter l’exercice des droits des utilisateurs. Il s’agit d’améliorer leur information sur les plateformes afin de les guider dans leurs usages et choix, de rationaliser et simplifier le circuit des signalements de contenus et d’accompagnement des victimes. Concrètement, il s’agit de  :

- permettre à l’utilisateur d’opérer différents paramétrages ou réglages sur la plateforme afin de mieux se protéger des dangers des réseaux sociaux ;

- promouvoir la réalisation de tableaux de bord informatifs pour améliorer la connaissance par l’utilisateur de ses modes de consommation ;

- favoriser l’émergence de paramétrages par défaut qui protègent les droits des utilisateurs et respectent certaines conditions minimales de sécurité ou encore ;

- s’assurer que la mise en œuvre du DSA conduit à une attention particulière portée au design et au paramétrage des applications, notamment sur ceux qui permettent de limiter la « viralité » des contenus.

  • En troisième lieu, le rééquilibrage devrait aussi s’exercer au bénéfice d’une meilleure connaissance des réseaux sociaux et formation à leur utilisation. Des propositions sont formulées en vue de soutenir l’accès des chercheurs aux données détenues par les plateformes, ainsi que de permettre le DSA et le DMA, d’améliorer l’accessibilité et la lisibilité du droit, de favoriser les contenus et médias de qualité, de renforcer les actions éducatives et de formation. L’étude propose également d’assurer une véritable sensibilisation au coût environnemental de l’usage des réseaux sociaux.
  • En dernier lieu, le rééquilibrage doit s’opérer au niveau stratégique en utilisant davantage les réseaux dits alternatifs qui, notamment par leurs modalités de fonctionnement et leur politique de sécurité, sont plus protecteurs de la vie privée des utilisateurs comme de la souveraineté des États. L’étude recommande en outre aux pouvoirs publics de soutenir les initiatives visant à promouvoir les communs numériques et l’industrie numérique européenne.

Améliorer l’organisation de la puissance publique. Le Conseil d’État estime que les pouvoirs publics doivent encourager l’adoption des textes européens et améliorer leur expertise dans le domaine des plateformes numériques. En conséquence, plusieurs mesures sont proposées pour assurer la coordination entre la Commission européenne et les États membres et entre les différents secteurs concernés. Il est proposé de créer un service interministériel permettant d’analyser et expertiser les questions soulevées par le numérique, de suivre l’exécution des politiques publiques dans le secteur et d’offrir un appui au réseau des régulateurs qui interviennent dans le champ de la régulation des plateformes numériques dont l’institution est également préconisée par le Conseil d’État. Le Conseil d’État recommande également de formaliser une stratégie de prévention des risques et de lutte contre les comportements malveillants et les contenus illicites qui permettrait, outre de faire le point sur les effectifs des services de police et justice mobilisés à cette fin et de les renforcer si nécessaire, de rationaliser les dispositifs existants, de promouvoir des outils innovants d’enquête et de mieux coordonner leurs actions.Le Conseil d’État se positionne également en faveur de la définition d’une doctrine relative à la réutilisation des données personnelles. Enfin, il recommande de généraliser l’usage des réseaux sociaux chaque fois que cela peut aider à une mise en œuvre plus efficace des politiques publiques et à un meilleur fonctionnement des administrations elles-mêmes.

Anticiper les réseaux sociaux de demain. En guise de conclusion, l’étude annuelle de 2022 du Conseil d’État invite la puissance publique à conduire dès maintenant une réflexion approfondie permettant d’anticiper les enjeux des évolutions qui se profilent concernant les réseaux sociaux. Certaines évolutions sont déjà en cours comme celles relatives à l’encadrement de la publicité ciblée et la régulation des messageries privées. D’autres, comme celles du ou des métavers, sont encore à un stade embryonnaire, mais risquent de poser des questions juridiques, économiques et sociales majeures au cours des prochaines années. Ainsi, pour mieux se préparer à affronter les défis de demain et à préserver l’individu des mésusages de la technique numérique, le Conseil d’État suggère que la France prenne l’initiative, avec quelques partenaires proches, de proposer l’ouverture d’une négociation, à tout le moins européenne, sur les droits de l’homme à l’ère du numérique.